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Ḥikma

De la sagesse de l’Islam à la sagesse universelle

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Le mot ḥikma possède de multiples significations dans les disciplines savantes islamiques. Il s’agit d’une notion élusive et subtile avec diverses nuances qui varient selon les disciplines et les champs intellectuels. Au regard des nombreux emplois du terme, il est possible de déterminer que la ḥikma recouvre à peu près toute la connaissance que l’homme peut atteindre. Pour parvenir à l’élaboration d’une définition plus précise du terme, cette étude partira de ses racines étymologiques et l’utilisation qui en est faite dans les sciences coraniques et dans le soufisme, avant de passer à un traitement plus en profondeur du terme dans le contexte de la littérature philosophique islamique.

 Les racines étymologiques du terme

Les lexicographes Arabes fournissent un ensemble de définitions relativement étendu du mot ḥikma. Ils débattent sur les permutations sémantiques de sa racine et présentent les matériaux lexicographiques qui rendent compte de ses sens premiers pendant la période pré-islamique et la période classique de l’Islam. Ainsi rapportent-ils qu’il est dérivé de la racine ḥ-k-m signifiant « retenir » (mana‘a).

Un des plus anciens usages concrets de cette racine est attesté par l’expression ḥakamatu al-lijām (le mors de la bride de la bête). C’est à partir de cette expression que d’autres usages abstraits sont méthaphoriquement dérivés. L’objet de la rétention en question peut inclure l’injustice (ẓulm), l’ignorance (jahl) ou la bêtise (safah), et, de ce fait, la ḥikma peut être définie respectivement comme justice (‘adl), connaissance (‘ilm) ou longanimité (ḥilm). Dans ce contexte, tout ce qui empêche une personne d’agir de manière dépravée ou de commettre une action blamâble peut être qualifié par les verbes dérivés de ḥ-k-m, c’est-à-dire ḥakama, ḥakkama ou aḥkama (al-Khalīl b. Aḥmad, III, p. 66–67 ; Ibn Durayd, I, p. 564 ; al-Azharī, IV, p. 114 ; al-Jawharī, V, p. 226 ; Ibn Sīda, III, p. 51 ; al-Zamakhsharī, p. 89 ; Ibn Manẓūr, II, p. 953 ; al-Fīrūzābādī, III, p. 97 ; Murtaḍā al-Zabīdī, XVI, p. 161–162).

Ibn Fāris (d. 395/1005) argue que, dans la mesure où le mot ḥukm signifiait à l’origine « empêcher quelqu’un de commettre une injustice » (al-man‘ min al-ẓulm), la ḥikma évoque le sens de restriction du fait qu’elle retient une personne éloignée de l’ignorance (jahl) [Ibn Fāris, Mu‘jam, I, p. 311 ; Ibn Fāris, Mujmal, II, p. 94]. Cette proximité sémantique entre les mots ḥukm et ḥikma peut être observée dans les écrits dans lesquels les deux termes sont utilisés de manière interchangeable (Ibn al-Athīr, p. 223 ; Ibn Manẓūr, II, p. 951-952 ; Murtaḍā al-Zabīdī, XVI, p. 165).

Ibn Durayd (m. 321/933) offre la définition suivante du mot tel qu’il apparaît dans la tradition prophétique (khabar) selon laquelle « la ḥikma est le chameau égaré du croyant » (al-ḥikma ḍāllat al-mu’min) :

« Chaque mot qui t’exhorte (waʿaẓatka), te limite (zajaratka) et t’appelle (daʿatka) à une action noble ou te dissuade (nahatka) d’une action/chose honteuse est une ḥikma ou un ḥukm. Et ceci est l’interprétation des paroles du Prophète Muḥammad : « Assurément, certaines poésies sont ḥukm et certains styles éloquents (bayān) sont magie (siḥr) » (Ibn Durayd, I, p. 564).

D’autres savants définissent le mot ḥukm dans ce khabar ou ḥadīth comme un « discours profitable (kalām nāfiʿ) retenant un personne loin de l’ignorance et des attitudes stupides (safah), et les interdisant » (Ibn al-Athīr, p. 223 ; al-Zabīdī, XVI, p. 165). La notion a également le sens de « remontrances (mawāʿiẓ) et proverbes (amthāl) profitables aux hommes » (al-Zabīdī, XVI, p. 165).

De fait, la notion de ḥikma contient des éléments aussi bien théoriques que pratiques. Ainsi que le dit Ibn Qutayba (m. 276/889), « la ḥikma dénote la connaissance et la pratique ; un homme n’est pas appelé ḥakīm à moins qu’il ne combine les deux » (al- ḥikmatu al-‘ilmu wa-al-‘amalu, lā yusammā al-rajulu ḥakīman ḥattā yajma‘ahumā) (Ibn Qutayba, Tafsīr gharīb al-Qur’ān, p. 32).

Des savants occidentaux, parmi lesquels Josef Horovitz, Arthur Jeffery et Franz Rozenthal, mettent en avant le fait que la racine ḥ-k-m était, à l’origine, utilisée en arabe pour exprimer, avant tout, une activité juridique et administrative, par opposition à son utilisation dans les autres langues sémitiques où elle a depuis longtemps signifié « sagesse » (Horovitz, Koranische Untersuchungen, p. 72 ; Jeffery, The Foreign Vocabulary of the Qur’ān, p. 111 ; Rosenthal, Knowledge Triumphant, p. 37). Ils avancent l’argument que l’utilisation des mots ḥikma et ḥakīm dans ce dernier sens de « sagesse » et de « sage » serait une importation étrangère tardive dans la langue arabe. Cependant, un examen de l’utilisation de cette racine en arabe à l’époque pré-islamique met cet argument en question. La racine ḥ-k-m était utilisée pour décrire la littérature arabe gnomique (ḥikam/ḥikmiyyāt) de l’époque pré-islamique. Elle était également utilisée pour décrire les sages arabes (ḥukamā’ al-‘arab), entre autres le célèbre Luqmān b. ʿĀd dont les sages paroles étaient alors en circulation. Les lexicographes arabes apportent d’autres matériaux invalidant l’argument de l’ « apport extérieur ». Durant les périodes pré-islamique et islamique ancienne, les dérivés de la racine ḥ-k-m en arabe étaient, en fait, liés à l’idée de « sagesse ».

 Ḥikma dans le Coran

Les occurrences du mot ḥikma dans le Coran sont au nombre de vingt dont la moitié est couplée avec le mot kitāb (livre). Cette juxtaposition a conduit les exégètes musulmans du Coran à penser que la ḥikma était étroitement en lien avec la révélation divine dans la forme prise par les livres révélés ou dans celle de l’extension et de la pratique de cette révélation dans la pratique prophétique (Sunna). En conséquence, al-Shāfiʿī (m. 204/820) affirme que dans les cas coraniques où ḥikma et kitāb sont mentionnés ensemble, le mot ḥikma fait référence à la Sunna du Prophète (Al-Shāfiʿī, al-Risāla, p. 44-45).

Le Coran déclare que Dieu est l’unique possesseur de la ḥikma. Dieu est appelé al-Ḥakīm, ce qui constitue un des Plus Beaux Noms divins (al-asmā’ al- ḥusnā). Mais Il confère ce don à ses serviteurs aussi. Le Coran dit que Dieu a donné la ḥikma à tous les Prophètes en général (Cor. III, 81) et à la progéniture d’Abraham (Cor. IV, 54) en particulier – incluant alors David (Cor. II, 251 ; XXXVIII, 20), Jésus (Cor. III, 48 ; V, 110, XXXXIII, 63) et Muḥammad (Cor. II, 151 ; III, 164 ; IV, 113 ; XVII, 39). Le Coran déclare, de surcroît, que Dieu accorde la ḥikma à qui Il le veut et que ceux qui en ont été pourvus ont en effet été gratifiés de plus de bien (Cor. II, 269). Luqmān, à ce propos, constitue un exemple type. Il n’est généralement pas considéré dans les écrits musulmans comme un prophète au sens technique du terme, mais comme une personne pieuse et droite qui a joui de la ḥikma (Cor. XXXI, 12).

Il est également possible de classer les références coraniques se rapportant à la ḥikma relatives aux prophètes par les verbes utilisés. La ḥikma est « donnée » (le verbe est aṭā) : 1) aux prophètes en général (Cor. III, 81) ; 2) à la famille d’Abraham (Cor. IV, 54) ; 3) à David (Cor. II, 251 ; XXXVIII, 20) ; 4) à Luqmān (Cor. XXXI, 12) et 5) à quiconque a été choisi par Lui (Cor. II, 259). Elle est « apportée » (le verbe est jā’a bi-) par Jésus à son peuple afin de dissiper certaines idées fausses (Cor. XLIII, 63). Elle est « envoyée » (le verbe est anzala) aux croyants (Cor. II, 31) et à Muḥammad (Cor. IV, 113) ; elle est « révélée » (le verbe est awḥā) à Muḥammad (Cor. XVII, 39) ; et, elle est « à se remémorer » (dhakara) par les femmes de Muḥammad (Cor. XXXIII, 34). La ḥikma doit par conséquent se pratiquer en appelant les autres dans le chemin du Seigneur (Cor. XVI, 125). D’une grande portée (Cor. LIV, 5), elle « fut enseignée » (‘allama) à Jésus par Dieu (Cor. III, 48 ; V, 110). Il est intéressant de noter que le Prophète Muḥammad est le seul être humain décrit dans le Coran « enseignant » la ḥikma (Cor. II, 151 ; III, 164 ; LXII, 2).

Les premiers commentateurs musulmans du Coran, entre autres Ibn ʿAbbās (m. 68/687), Ibrāhīm al-Nakhāʿī (m. 95/714), Mujāhid (m. 104/722), al-Ḍaḥḥāk b. Muzāḥim (m. 106/723) et Qatāda (m. 118/736), définissent la ḥikma de différentes façons en fonction de son contexte dans le Coran, ce qui inclut les définitions suivantes : « atteindre la vérité en parole et en acte » (al-iṣāba fi al-qawl wa-al-fi‘il)  », « connaissance de la religion » (al-‘ilm bi-al-dīn), « savoir/intelligence » (fiqh), « intellect » (ʿaql), « compréhension » (fahm), « crainte pieuse (de Dieu) » (khishya), « scrupule moral » (wara’) et « condition prophétique » (nubuwwa) (al-Ṭabarī, Tafsīr, V, p. 576-579).

Dans certains cas coraniques, le mot ḥukm semble être utilisé dans le même sens que ḥikma. Dans trois occurrences, ce ḥukm est également associé avec kitāb (Cor. III, 79 ; VI, 89 ; XLV, 16). Le Coran fait, de plus, mention des prophètes Lot, Joseph, Moïse, Salomon et Jean (le Baptiste) soulignant qu’ils ont reçu le ḥukm.

Dans leurs interprétations du terme ḥikma, les exégètes coraniques mettent l’accent sur l’aspect pratique de ḥikma et insistent sur le fait qu’il existe une relation causale entre la piété sincère et la réception de la ḥikma. On en trouve mention dans le ḥadīth « quiconque vénère sincèrement Dieu pendant quarante jours, les sources de la ḥikma jaillissent de son cœur jusqu’à sa bouche » (cité dans al-Suyūtṭī, al-Durr al-manthūr, II, p. 69).

 Ḥikma et soufisme

Dans les écrits des premiers maîtres soufis, la ḥikma trouve place entre les concepts pratiques/appliqués (amalī) et les concepts épistémologiques ou théoriques (‘ilmī). Al-Qushayrī (m. 465/1074) déclare que les premiers soufis concevaient la ḥikma comme un concept en connexion, par nature, avec les notions pratiques de taqwā (crainte de Dieu/conscience de Dieu), zuhd(ascétisme), wara‘ (délicatesse morale), akhlāq (bonnes mœurs), ‘ibādāt (actes de piété), d’une part, et les concepts théoriques d’ilhām (inspiration), kashf (dévoilement), ma‘rifa (gnose), sirr (secret) et haqīqa (vérité), d’autre part. En s’engageant dans les pratiques de la première catégorie, il est possible d’atteindre les résultats théoriques de la deuxième. On retrouve cette idée dans le propos d’al-Qushayrī selon lequel « lorsque le serviteur renonce (zahada) à ce monde, Dieu missionne (pour lui) un ange qui implante la ḥikma dans son cœur » (Al-Qushayrī, al-Risāla, p. 62). Pris comme un tout, ces deux catégories constituent la fin ultime de la spiritualité musulmane, l’affirmation de l’unicité de Dieu (tawḥid). Pour les soufis, la véritable connaissance de toute chose, y compris la ḥikma, n’est pas qu’une question de « savoir » rationnel, mais aussi d’ « être » existentiel.

Dans leurs constructions théoriques, les soufis mettent la plupart du temps ḥikma en relation avec ʿilm (la connaissance), maʿrifa (la gnose), ‘aql (l’intelligence), qalb (le cœur) et fiqh (la compréhension). Ḥikma apparaît ainsi comme un large spectre qui, selon le contexte, peut revêtir le sens de « sagesse », de « sagacité », de « logique », de « raison cachée », de « connaissance » ou d’ « aphorisme mystique ».

Abū Ṭālib al-Makkī (m. 386/996) déclare que, comme beaucoup d’autres concepts soufis, la ḥīkma possède à la fois un aspect exotérique/extérieur (ẓāhir) et un aspect ésotérique/intérieur (bāṭin). Les dimensions ẓāhir et bāṭin de la ḥikma reposent sur une harmonie subtile de l’une avec l’autre. Al-Makkī dit que, selon les soufis, Dieu possède les attributs de la puissance (qudra) et de la ḥikma en même temps ; Il rend les choses visibles ou accessibles (aẓhara al-ashyā’) par Son attribut de puissance (qudra) et Il règule les choses en fonction de Sa ḥikma. Une personne qui a absolument confiance en Dieu ne se méprend pas sur l’affirmation de Sa ḥikma, car ce qu’elle observe dans le monde est la conséquence de la qudra divine. Ces deux attributs de qudra et de ḥikma opèrent d’une façon très subtile. Quoiqu’il puisse y avoir des situations où ils semblent en désaccord, selon les soufis, cela n’est qu’apparence. En réalite, les deux attributs fonctionnent ensemble en parfaite harmonie. Sans se laisser distraire par les apparences désagréables dans ce monde, le mutawakkil doit donc garder dans son esprit de façon inébranlable cet équilibre interne fondamental tout au long de son itinéraire religieux. Avoir foi dans le destin (qadar) implique de croire en le principe essentiel selon lequel le bien (khayr) et le mal (sharr) sont créés par Dieu Qui est Tout-Puissant (qādir) et Tout-Ḥakīm en même temps (al-Makkī, Qūt al-qulūb, 2 : 23-24).

Une définition plus sophistiquée de la ḥikma émerge des écrits d’al-Ḥakīm al-Tirmidhī (m. v. 300/912). Al-Tirmidhī fait de la ḥikma le noyau de la connaissance ésotérique issue de la ma‘rifa, par opposition à la connaissance extérieure ordinaire (‘ilm). Dans ce contexte, la ḥikma n’égale pas la ma‘rifa, elle en est uniquement le premier degré, c’est-à-dire la première étape dans le processus de transition de la connaissance exotérique vers la connaissance ésotérique. Contrairement au ‘ilm qui peut être acquis par un apprentissage conventionnel, la ḥikma est fondamentalement un don de Dieu qui ne peut donc être atteint par des moyens humains. On peut cependant se rendre digne de le recevoir par un processus d’entraînement de son âme tant sur le plan de l’existence que sur celui de l’expérience. Dans la mesure où la réception de la ḥikma est, pour al-Tirmidhī, le résultat d’un processus, l’explication qu’il fournit du terme évolue en fonction du cheminement effectué dans ce processus, autrement dit la station spirituelle (maqām). Pour compliquer plus les choses, al-Timirdhī parle également de différents niveaux de signification au sein même d’une station spirituelle donnée. Posséder la ḥikma al-‘ulyā (la ḥikma la plus haute ou suprême), par exemple, est une caractéristique distinctive des seuls véritables amis de Dieu (awliyā’). À l’inverse, les gens ordinaires ne peuvent accéder qu’à la ḥikma al-maḥdūda (la ḥikma limitée). Car la ḥikma al-‘ulyā appartient uniquement aux prophètes et aux saints remarquables. Elle peut aussi être appelée ḥikmat al-ḥikma (la ḥikma de la ḥikma, ou la véritable ḥikma). Al-Tirmidhī la met en connexion avec la notion coranique de « anse solide (‘urwa wuthqā) » (Cor. 2:256, al-Ḥakīm al-Tirmidhī, Kitāb khatm al-awliyā’, p. 381). Dans sa terminologie, al-ḥikma al-‘ulyā comprend les principes de la ḥikma et incarne la connaissance du commencement (‘ilm al-bad’), de l’alliance primordiale (‘ilm al-mīthāq), des mesures (‘ilm al-maqādīr) et des lettres (‘ilm al-ḥurūf). Cette connaissance n’est révélée qu’aux plus distingués (kubarā’) parmi les saints. Incontestablement, les autres saints la prennent d’eux (al-Tirmidhī, p. 362).

Dans son tafsīr, Al-Tustarī (m. 283/896) rapporte une explication donnée par le Prophète Muḥammad de la ḥikma selon laquelle le Coran est la ḥikma de Dieu parmi Ses serviteurs. Le Prophète compare la condition religieuse des gens qui apprennent le Coran et mettent en pratique ses instructions à la condition prophétique, à cette exception qu’ils ne reçoivent pas la révélation et n’ont pas de mission prophétique (Al-Tustarī, p. 42). Une autre déclaration prophétique définit également la ḥikma comme étant le Coran. Selon cette explication, ceux qui apprennent le Coran dans leur jeunesse développent une affinité naturelle avec lui : c’est comme si le Coran devenait une partie de leur corps qui, de ce fait, s’en trouve protégé du feu de l’enfer. En s’appuyant sur l’autorité de savants antérieurs, al-Tustarī définit plus loin la ḥikma coranique de différentes manières qui en font tantôt le Coran lui-même, tantôt la compréhension du Coran, tantôt l’intellect, tantôt la prophétie, tantôt la connaissance des matières religieuses, tantôt l’obédience au Messager d’Allah, tantôt la crainte d’Allah, etc. (Al-Tustarī, 42-43).

D’une manière similaire, al-Makkī déclare que Dieu a octroyé la prophétie aux individus éminents parmi les gens de pureté et l’a clôturée (khatama) avec Muḥammad. Comme la prophétie, la ḥikma est l’une des plus hautes bénédictions divines qui soient données à l’humanité (Al-Makkī, ʿIlm al-qulūb, p. 19-21). Prophétie mise à part, Dieu a laissé sa porte ouverte sans réserve à l’humanité, et Il continuera de le faire jusqu’au jour de la résurrection.

Pour Al-Sulamī (m. 412/1021), la ḥikma constitue également un concept spirituel théorique, si élevé que ses horizons se rapprochent beaucoup de la prophétie. S’appuyant sur l’autorité d’Abū Bakr al-Warrāq, il rapporte :

« Les ḥukamā’ sont les successeurs (khalaf) des prophètes. Il n’y a plus de prophétie, mais il y a la ḥikma, qui signifie le perfectionnement des choses (iḥkām al-umūr). Un des premiers signes de la ḥikma est le long silence (ṭūl al-ṣamt) et la prise de parole (seulement) lorsque c’est nécessaire » (al-Sulamī, Ṭabaqāt al-ṣūfiyyah, p. 226).

Pour les soufis, la ḥikma, qui est une chose très noble, exige des efforts pour l’atteindre. Ceux qui aspirent à atteindre la ḥikma devraient, en premier lieu, suivre les règles du silence prolongé (ṭūl al-ṣamt) et parler seulement autant qu’il est nécessaire (al-kalām ‘alā qadr al-ḥājah) (al-Makkī, ʿIlm al-qulūb, p. 53). Al-Qushayrī souligne ce point fondamental, rapportant que « les soufis (ḥukamā’) ont hérités de la ḥikma au moyen du silence (ṣamt) et de la contemplation (tafakkur) » (Al-Makkī, ʿIlm al-qulūb, 53).

Al-Hārith al-Muḥāsibī (m. 243/857) note également que le silence (ṣamt) est la voie première pour atteindre la ḥikma. C’est seulement par une correcte pratique du silence que l’individu peut avoir un contrôle total sur son propre cœur, qui en retour élèvera son silence, sa réflexion (naẓar) et sa parole (kalām), respectivement, au niveau de la contemplation (tafakkur), de la considération (ʿibra) et de la mémoire ou de la pleine conscience (dhikr) [Al-Muḥāsibī, Sharḥ al-Ma‘rifa, p. 56-57]. Le silence est donc un moyen indispensbale pour parvenir à la ḥikma. L’explication d’al-Muḥāsibī mettant la ḥikma en relation avec d’autres concepts théoriques est orientée vers la pratique, en accord avec sa piètre opinion sur toute forme de connaissance qui n’irait pas de pair avec la pratique droite sincèrement effectuée.

On trouve d’autres élucidations pratiques de la ḥikma dans les écrits d’al-Sulamī rapportées sous l’autorité des premiers soufis. L’auteur cite Ma‘rūf Al-Karkhī (m. v. 200/816), par exemple, qui aurait dit : « Quiconque mène à bien sa pratique, recevra la ḥikma dans son cœur » (Al-Sulamī, Ziyādāt, p. 20). Al-Sulamī rapporte, en outre, une définition supplémentaire de la ḥikma selon laquelle :

« Personne ne devient ḥakīm tant qu’il ne devient pas ḥakīm dans ses actes (afʿāl), ses paroles (aqwāl) et ses états (aḥwāl). Dans le cas contraire, un telle personne serait décrite comme parlant (nāṭiq) par/avec la ḥikma, mais pas comme étant un ḥakīm » (Al-Sulamī, Ḥaqāʾiq, I, p. 378).

Il est attendu de celui qui souhaite parvenir à la ḥikma qu’il abandonne complètement les choses de ce monde, car la lumière de la ḥikma n’illumine (istanāra) le ḥakīm qu’une fois qu’il a renoncé à ce monde (Al-Sulamī, Ṭabaqāt, p. 81). En s’appuyant sur l’autorité d’Abū Hurayrah (m. 58/677), Al-Makkī affirme que personne ne peut atteindre la ḥikma par la seule recherche intellectuelle. En revanche, si une personne s’exerce à ce qu’il sait être le bien et abandonne ce qu’il sait être le mal, alors la ḥikma est avec lui quand bien même il n’en a pas connaissance (Al-Makkī, ‘Ilm, p. 66). Al-Makkī déclare qu’une méthodologie similaire d’interdépendance entre la connaissance et la pratique était également en usage parmi les nations religieuses antérieures à l’Islam. À ce propos, il cite les paroles du Prophète : « Quiconque pratique ce qu’il sait, Dieu lui confère la connaissance de ce qu’il ne sait pas (man ‘amila bi-mā ya‘lam warrathahu Allāhu ‘ilma mā lam-ya‘lam) » (Al-Makkī, Qūt al-qulūb, 1, p. 285).

Dans les premiers manuels soufis, la ḥikma est traitée comme un concept à la fois théorique et pratique. Pour autant que son origine et sa fonction épistémologique soient concernées, la ḥikma dépend strictement des actes religieux et spirituels de piété. Dans son exposition des sciences et des états soufis, Al-Kalābādhī (m. 380/990) écrit que les sciences des soufis sont les sciences des états spirituels qui peuvent être acquises uniquement aux moyens d’actes accomplis avec sincérité. À cet égard, la première science est celle des prescriptions légales (al-aḥkām al-sharʿiyyā) qui exposent les manières avec lesquelles un musulman doit réguler sa vie personnelle et sociale. Cette première science exige, comme une condition pré-requise, l’acquisition d’une connaissance rigoureuse de la théologie (‘ilm al-tawhīd) telle que comprise par les gens de la Sunna (ahl-al sunna). Si une personne engagée dans une telle étude recevait le soutien de Dieu, elle aurait la capacité de chasser tous ses doutes et mauvaises pensées hors de son esprit et mettrait ses connaissances en action. À ce stade, la première des choses qui lui sont nécessaires est la connaissance des vices de l’âme (āfāt al-nafs), de ses véritables traits, la manière de l’éduquer et de l’entraîner pour acquérir les bons caractéres. Elle doit aussi posséder la connaissance de l’ « Ennemi » (‘aduww) et des tentations de ce monde ainsi que la meilleure façon de s’en préserver. Tout cela, dans la terminologie d’al-Kalābādhī, consiste en la science de la ḥikma, à la suite de laquelle un soufi peut atteindre la science de la gnose (ma‘rifa) et de l’allusion (ishāra) pour améliorier sa connaissance et la parfaire (Al-Kalābādhī, Kitāb al-Ta‘arruf, p. 97-100).

Selon l’opinion des soufis, étant donné que la ḥikma est une chose très précieuse, elle n’est acquise en raison ni du lien de parenté ni du rang social, et encore moins du fait de la richesse ou des qualités physiques. Dieu ne la donne qu’à ses serviteurs distingués, comme Luqmān (Al-Makkī, ‘Ilm al-qulūb, p. 93). Afin de recevoir la ḥikma, l’individu doit néanmoins s’y préparer en accomplissant les actes de piété obligatoires et surérogatoires indispensables pour une vie spirituelle décente, même si, comme pour ce qui concerne tout don venant de Dieu, il n’y a guère de garantie qu’il l’obtienne en récompense au terme de ses efforts. Cependant, les maîtres soufis notent que, bien que les efforts personnels ne peuvent assurer la réception de la ḥikma, ceux qui l’ont reçue ont, dans tous les cas, suivi une telle pratique spirituelle méticuleusement.

Pour les soufis, la ḥikma est tout autant un don céleste magnifique octroyé seulement à un nombre limité de gens distingués qu’elle est une responsabilité immense placée sur les épaules de celui qui la reçoit. Ceux qui en ont été pourvus se doivent de parler et d’agir scrupuleusement en accord avec ce traitement exclusif, dans la mesure où il est attendu d’eux qu’ils prouvent la vérité et la sincérité de leurs paroles au moyen de leurs actions. Ils ne seront certainement pas excusés pour de petites erreurs qui seraient normalement pardonnées aux gens ordinaires. Ce soin méticuleux nécessite également qu’ils ne donnent pas la ḥikma aux gens qui ne la méritent pas ou qui pourraient mal l’interpréter et la dénaturer (Al-Sulamī, Ṭabaqāt, p. 261). La ḥikma est à tel point précieuse que, par sa nature, elle exige une conformité digne de son importance et de ses exigences et qu’elle rend la personne complètement dévouée au service de la vérité de toutes les manières, en parole aussi bien qu’en acte (Al-Sulamī, Ṭabaqāt, 483). Dans ce contexte, les sources soufies rapportent ce propos attribué à Jésus : « Ne donne pas la ḥikma à ceux qui n’en sont pas méritants (ahl), car ils l’aviliraient. Mais ne retient pas non plus loin d’elle les personnes qualifiées, ce serait la traiter injustement » (Al-Sulamī, Ṭabaqāt, p. 32). L’idée de traiter la ḥikma comme un très haut degré de la connaissance qui ne devrait pas être dévoilé de manière inconvenante aux personnes qui ne le méritent pas ou ne sont pas initiés peut tout aussi bien être relevé dans les écrits des philosophes musulmans. Ces derniers, comme les précédents, soulignent que la ḥikma est avant tout un don de Dieu et qu’elle exige de ceux qui la détiennent qu’ils donnent suite à leurs paroles dans leurs actes et ce, dans un environnement moralement et religieusement comptatible.

 Ḥikma et philosophie

La ḥikma dans l’héritage philosophique grec
Dans la littérature philosophique islamique, le terme ḥikma est utilisé dans un sens beaucoup plus large que celui de falsafa, la philosophie hellénistique. Le concept de ḥikma englobe au moins toute la connaissance susceptible d’être atteinte humainement, et, dans ce contexte, il transcende aussi le ‘ilm (la science). Cette utilisation globale est manifeste lorsqu’on examine les noms des premières institutions musulmanes savantes : en témoigne Bayt al-ḥikma (la Maison de la Sagesse) – khizānat al-ḥikma (Dépôt de la Sagesse) dans sa première forme – fondée en 215/830 à Bagdad par le calife abbasside Al-Ma’mūn (r. 198-218/813-833). Aux dires d’Ibn al Nadīm (m. 379/990), cette institution fonctionnait comme un centre de recherche scientifique, une bibliothèque et un bureau de traduction (Ibn al-Nadīm, Al-Fihrist, p. 353–356). Cet utilisation du mot ḥikma indique que, par rapport à son premier usage, les musulmans comprenaient la ḥikma comme un concept exhaustif en lien avec presque toutes les sortes d’activités intellectuelles en rapport avec la recherche de la vérité, telle que la philosophie.

Pendant la période de formation de leurs disciplines savantes, les musulmans furent les destinataires de l’héritage intellectuel grec qui n’établissait pas de distinction définie entre philosophie et science. De nombreux éminents sages grecs, notamment Pythagore, Socrate, Platon et Aristote, furent décrits par les intellectuels écrivant en arabe comme des ḥukamā’, signifiant ainsi qu’ils étaient tout autant philosophes que scientifiques. Ils interprétèrent la philosophie aristotélicienne dans la lignée de celle de Platon et considérèrent que le but de ces deux grands philosophes était similaire. On trouve les signes du soutien apporté en terre musulmane à cet argument de la conciliation entre les deux philosophes dans l’ouvrage d’Al-Fārābī (m. 339/950) : L’harmonie entre les opinions de Platon et d’Aristote (al-Jamʿ bayn ra’yay al-ḥakīmayn Aflāṭūn al-ilāhī wa-Arisṭūṭālīs). Dans cet ouvrage, Al-Fārābī affirme non seulement que les deux autorités philosophiques premières sont en accord mais, également, que leurs croyances philosophiques n’entrent pas nécessairement en conflit avec les doctrines religieuses. La vraie philosophie n’est pas en contradiction avec la religion, elle est plutôt considérée comme l’expression intellectuelle des croyances religieuses. En conséquence, les doxographes musulmans ont attribué la ḥikma exclusivement à ces sages dont la connaissance et les actions entraient en conformité avec les principes moraux et religieux esquissés dans les textes religieux détenteurs de l’autorité. Ils n’envisageaient pas la philosophie comme une vaine spéculation ou comme le simple exercice de la pensée parce que, si tel avait été le cas, ils auraient décrit chaque personne qui s’était engagée dans la réflexion comme un ḥakīm.

S’agissant de la relation entre la connaissance philosophique et la révélation, les philosophes musulmans conçoivent deux types de ḥikma  : l’une prophétique ou sacrée et l’autre philosophique ou intellectuelle. La première est un pur et direct don de Dieu de sorte que tous les efforts intellectuels individuels paraissent insuffisants pour l’obtenir. La seconde dépend des efforts intellectuels individuels, mais, comme cela est indiqué ci-dessous dans les écrits d’al Fārābī et d’Ibn Sīnā (m. 428/1037), la capacité intellectuelle de l’individu est, en fin de compte, elle aussi, donnée par Dieu. À ce titre, les deux types de ḥikma sont directement et indirectement des dons de Dieu. De fait, cette idée confirme le principe coranique exposé en Coran II, 269, à savoir que c’est Dieu qui donne la ḥikma à ceux qu’Il a choisis. Dans ce contexte, on prête à Platon d’avoir dit :

« Une des choses qui facilite la quête d’un homme vers la sagesse (ṭalab al-ḥikma) est l’aide (qui lui est donnée) par la fortune (bakht). Par « fortune », je n’entend pas ce dont la cause est inconnue (i.e., la chance), mais j’entends la seule fortune divine (al-bakht al-rubūbī), qui illumine l’intellect (‘aql) et le guide vers la nature essentielle des choses » (Gutas, Greek Wisdom Literature in Arabic Translation, p. 122).

Dans les premiers temps, les falāsifa considéraient Empédocle, Pythagore, Socrate, Platon et Aristote comme les cinq piliers de la ḥikma (asātīn al-ḥikma al-khamsa), et cette ḥikma provenait, selon eux, de la « niche prophétique » (mishkāt al-nubuwwa). Ils désignaient souvent ces anciens philosophes par des termes religieux élogieux : ḥakīm (pour les cinq personnalités), zāhid (i.e., ascétique dans le cas de Socrate) et ilāhī (i.e., divin, dans le cas de Platon). Il est dit de Platon et d’Aristote qu’ils parlaient constamment de Dieu et de la nécessité d’être à Son service en Lui restant fidèle, en Le remerciant et en Le priant avec le plus grand soin (Al-Mubashshir b. Fātik, Mukhtār al-Ḥikam, respectivement p. 129-130 et 185-186,). Ainsi, les falāsifa pensaient que les premiers philosophes avaient développé la falsafa à partir d’une motivation religieuse dans leur effort pour parvenir à la connaissance du/des principe/s suprême/s des êtres créés par Dieu (mabda’/mabādi’ al-mawjūdāt allatī khalaqahā Allāh) (Al-Sijistānī, Muntakhab Ṣiwān al-ḥikma, p. 3-5). Cette croyance est également évidente dans la ferveur avec laquelle les falāsifa se sont emparés des idées métaphysiques pour établir l’existence de Dieu sur des bases philosophiques, et dans leur désintérêt général pour les arguments athéistes (daḥri) du passé.

Les doxographes musulmans accordent aux deux figures coraniques que sont Luqmān et Idrīs une place importante dans l’origine de la philosophie. Luqmān est directement rattaché au commencement de l’héritage philosophique grec tandis qu’Idrīs est associé à Hermès (une figure complexe mise en relation avec le commencement d’à peu près toutes les branches de la connaissance). Pour les premiers traducteurs des œuvres philosophiques grecques, le fait de traduire le mot grec « sophia » par « ḥikma  », voire d’arabiser l’intégralité du mot composé par « falsafa  » et « faylasūf  », constituait une convention. Les historiens musulmans déclarent que les anciens Grecs utilisaient le terme de falāsifa pour nommer leurs savants (‘ulamā’), le singulier était faylasūf et il signifiait « amoureux de la ḥikma  » (muḥibb al-ḥikma). Ces philosophes étaient les gens les plus respectés et les plus instruits de leur époque, dans le mesure où ils cultivaient toutes les branches de la connaissance (funūn al-ḥikma), notamment la logique, les mathématiques, la physique, la métaphysique et les sciences politiques (Ṣā‘id al-Andalusī, Kitāb Ṭabaqāt al-umam, p. 20-21). Outre l’association de l’origine historique de la philosophie avec l’institution prophétique, les doxographes musulmans préoccupés de philosophie grecque qualifient les principaux philosophes de l’Antiquité en leur attribuant des qualités individuelles, morales et religieuses en accord avec celles du ḥakīm. Ces philosophes, par exemple, combinent leur connaissance et leurs actions et ne donnent pas la ḥikma aux gens peu méritants avec lesquels, lorsqu’ils en parlent, ils font usage d’un langage symbolique.

Selon le Kitāb al-Amad ʿalā al-abad d’Al-ʿĀmirī (m. 381/992), un des plus anciens ouvrages sur l’histoire de la philosophie islamique qui nous soit parvenu et relativement complet concernant l’origine de la philosophie grecque, la première personne à qui les peuples du Proche-Orient attribuèrent la ḥikma fut Luqmān le Ḥakīm, cité au verset coranique XXXI, 12. Luqmān était un contemporain du prophète David et tous deux vivaient en Syrie (bilād al-Shām). On dit qu’Empédocle aurait fréquenté Luqmān, qu’il aurait appris de sa ḥikma et que, de retour en Grèce, il aurait utilisé le langage symbolique du ḥakīm pour parler de l’enseignement de Luqmān. Les Grecs attribuèrent la ḥikma à Empédocle en raison de cette affiliation avec Luqmān. Il fut donc le premier grec à être appelé ḥakīm (Al-‘Āmirī, Kitāb al-Amad, p. 70).

Al-ʿĀmirī déclare que Pythagore fut, après Empédocle, le deuxième Grec à qui on attribua la possession de la ḥikma. Pythagore étudia la géométrie (handasa) auprès des Égyptiens, puis commença à fréquenter, en Égypte, les disciples de Salomon qui étaient venus de Syrie. Ils lui apprirent la physique et les sciences métaphysiques/divines (al-‘ulūm al-ṭabī‘iyya wa-al-’ulūm al-ilāhiyya). Après cela, il retourna en Grèce et transmis à ce pays ces sciences, à savoir la géométrie, la physique, et la science de la religion (‘ilm al-dīn). Par ailleurs, il fit seul la découverte de la science des mélodies et systématisa ces dernières au moyen des ratios et des nombres. Il affirma qu’il avait bénéficié de « la niche de la révélation prophétique » (mishkāt al-nubuwwa) dans l’acquisition de ces sciences (Al-‘Āmirī, p. 70). Pythagore, qui considérait la ḥikma comme la « médecine des âmes » (ṭibb al-arwāḥ) (Ibn Hindū, al-Kalim al-rūḥāniya, p. 160), pressa ses étudiants de se rappeler qu’elle avait besoin d’être entretenue au moyen de l’action et leur recommanda de ne pas l’écrire (Ibn Hindū, al-Kalim al-rūḥāniya, p. 157), car les actes (afʿāl) du ḥakīm sont plus méritoires aux yeux de Dieu que ses simples mots (lisān) (Ibn Fātik, p. 62). Lorsque Pythagore parlait lui-même de la ḥīkma, il l’exprimait de manière symbolique afin de la dissimuler aux gens non méritants et ignorants (Ibn Abī Uṣaybiʿa, ʿUyūn al-anbāʾ fī ṭabaqāt al-aṭibbāʾ, p. 63).

Dans les sources islamiques sur l’histoire de la philosophie grecque, Pythagore est représenté comme un croyant sincère en les principes moraux et religieux. Il mettait l’accent sur le fait que la ḥikma pure n’appartenait qu’à Dieu seul. Selon lui, l’amour de la ḥikma dépend de l’amour porté à Dieu (maḥabbat Allāh), et quiconque aime Dieu agit en harmonie avec la manière dont Il aime que les choses soient. Celui qui agit de cette façon se rapproche de Dieu et parvient ainsi au salut éternel (Ibn Fātik, p. 62). Pythagore, comme son modèle Empédocle, pensait qu’il existait, au-dessus du monde physique, un monde spirituel (‘ālam rūḥānī), un monde de lumière (‘ālam nūrānī) auquel l’âme pure (al-nafs al-zakiyya) aspire, mais dont les beautés et splendeurs ne peuvent être comprises par la seule raison. L’accès à ce monde spirituel ne peut être accordé qu’après purification de l’âme de tous les caractères moraux blamâbles, tels que la vanité, l’arrogance, l’hypocrisie, l’envie, etc. Seule cette personne purifiée est digne de la connaissance du monde spirituel et de la ḥikma divine (al-ḥikma al-ilāhiyya) (Ṣā‘id al-Andalusī, p. 22 ; Ibn Abī Uṣaybiʿa, p. 61-62).

Selon al-ʿĀmirī, la ḥikma fut, après Pythagore, attribuée à son disciple Socrate qui se spécialisa dans les sciences métaphysiques/divines (al-ma‘ālim al-ilāhiyya) et rejeta les plaisirs terrestres. Il proclama publiquement son désaccord avec les Grecs sur la religion et défia les chefs des polythéistes avec des arguments rationnels et des preuves logiques (Al-‘Āmirī, p. 70). Les doxographes musulmans rapportent que Socrate, qui définissait la ḥikma comme « le moyen (sullam= échelle) de parvenir à Dieu » (Ibn Hindū, p. 167), n’en parlait que de façon symbolique et obscure (Ibn Abī Uṣaybiʿa, p. 71). À la suite de Pythagore, Socrate s’était par respect pour sa pureté sacrée opposé à la mise par écrit de la ḥikma. Selon l’opinion de Socrate, une telle mise par écrit pourrait avoir pour résultat de livrer la ḥikma à des gens qui ne la méritent pas (Ibn Abī Uṣaybiʿa, p. 70-71).

Platon, dit al-ʿĀmirī, fut la figure grecque suivante à laquelle fut attribuée la possession de la ḥikma. Adoptant la ḥikma de Pythagore et de Socrate, il combina les sciences métaphysiques/divines avec les sciences physiques et mathématiques. Dans ses livres, il usait lui aussi d’une langue obscure et symbolique. Vers la fin de sa vie, il autorisa ses étudiants et ses associés les plus avancés et les plus aptes à enseigner à sa place et s’isola du peuple dans le but de se consacrer exclusivement à l’adoration de son Seigneur (Al-‘Āmirī, p. 72 ; al-Mubashshir b. Fātik, p. 126-127). On rapporte que Platon aurait écrit un livre traitant spécifiquement de l’unicité de Dieu, intitulé Kitāb al-Tawḥīd (Ibn Abī Uṣaybiʿa, p. 86). Platon définissait la ḥikma comme « la lumière de l’âme » (ḍiyā’ al-nafs) [al-Mubashshir b. Fātik, 130] et disait « une personne qui se contente de parler de ḥikma n’est pas un ḥakīm, le ḥakīm est plutôt celui qui met la ḥikma en acte » (al-Sijistānī, p. 38 ; al-Mubashshir b. Fātik, p. 141 et 174). En plus de sa fonction épistémologique et philosophique, Platon souligne que la ḥikma est également un moyen pour purifier l’âme et pour rendre son possesseur similaire à la Cause éternelle (al-‘illa al-qadīma) dès lors que « le but de la ḥikma (ghāyat al-ḥikma) est de parer les âmes humaines et de repousser les vices d’elles » (cité dans Gutas, Greek Wisdom Literature in Arabic Translation, p. 116).

Al-ʿĀmirī rapporte qu’Aristote fut le suivant après Platon à posséder la ḥikma. Il était le maître d’Alexandre le Grand ; auparavant il avait étudié pendant une vingtaine d’années avec Platon (Al-‘Āmirī, p. 74 ; Al-Mubashshir b. Fātik, p. 178-184). Tout comme pour ses prédécesseurs en philosophie grecque mentionnées précédemment, Aristote fut qualifié par les savants musulmans en des termes religieux. Il aurait écrit un livre sur l’unicité de Dieu et l’aurait intitulé « Divinité/Souveraineté » (rubūbiyya) (Ibn Juljul, Tabaqāt al-aṭibbā’ wa-al-ḥukamā’, p. 25). La ḥikma constituait pour lui la valeur suprême. La méthode philosophique (manṭiq) permettant d’y accéder devait ainsi être aussi précise que possible, loin des imperfections, notamment l’erreur (zalal), la confusion (labs) et l’incertitude (shubha) [Ibn Fātik, p. 180 ; Ibn Abī Uṣaybiʿa, p. 89]. Aristote avait pour habitude de donner sans cesse à Alexandre le conseil de se détourner des choses de ce monde et de viser le bonheur éternel (Ṣā‘id al-Andalūsī, p. 26-27).

Al-ʿĀmirī conclut que seules ces cinq figures méritaient d’être qualifiées de ḥukamā’ et que personne d’autre parmi les Grecs n’était appelé ḥakīm. On associait aux autres savants grecs un art ou un style de vie particulier pour les distinguer. Par exemple, Hippocrate, Homère et Archimède étaient respectivement qualifiés de médecin, poète, géomètre (Al-‘Āmirī, p. 74).

Al-ʿĀmirī raconte alors une histoire intéressante dans laquelle il met en lumière la conception islamique traditionnelle de la ḥikma entendue comme une combinaison de savoir et d’action. Dans cette histoire, il écrit que Galien, ayant rédigé de nombreux ouvrages, voulait que les gens lui attribuent la ḥikma en l’appelant « Ḥakīm » (le Sage) au lieu de « Ṭabīb » (le Médecin). Les gens trouvèrent cette requête inconvenante. Ils arguèrent alors que même si Galien possédait la connaissance dans les disciplines médicales, il n’avait pas une croyance ferme concernant les questions métaphysiques dans la mesure où il émettait toujours des doutes sur la question de la création du monde, sur la réalité de l’au-delà et sur la question de savoir si l’âme était une substance ou un accident. Ils considérèrent que de tels doutes constituaient des imperfections qui l’empêchaient d’atteindre la divine ḥikma et ainsi d’être appelé ḥakīm dans le sens propre que possédait le mot (Al-‘Āmirī, p. 74).

Al-ʿĀmirī entra également en désaccord avec ses contemporains qui attribuaient la ḥikma à Abū bakr al-Rāzī (m. v. 307/925) pour ses compétences en médecine. Al-ʿĀmirī s’opposait à cette attribution sur la base des croyances erronées d’Al-Rāzī sur les questions métaphysiques telle que son opinion concernant les cinq principes éternels (Al-‘Āmirī, p. 74). Il raconte que même le propre maître d’Abū Bakr al-Rāzī, Abū Zayd al-Balkhī (m. 322/934), qui était un savant compétent dans de nombreuses sciences et un véritable croyant concernant les questions religieuses, n’aurait autorisé personne à lui attribuer la ḥikma. Récitant le verset coranique II, 269, al-Balkhī se serait décrit avec humilité comme une personne imparfaite qui ne méritait pas une telle description respectueuse. Selon lui, avant d’attribuer la ḥikma à qui que ce soit, il importait d’approfondir la méditation concernant le sens de ce verset. Al-ʿĀmirī note d’ailleurs que le propre professeur d’al-Balkhī, al-Kindī (m. v. 260/873), suivait la même pratique (Al-‘Āmirī, p. 76).

Au côté de Luqmān et des « cinq piliers de la ḥikma » (Empédocle, Pythagore, Socrate, Platon et Aristote), les doxographes musulmans enregistrent une autre figure considérée comme un canal principal de la ḥikma. Il s’agit d’Hermès, qualifé d’abū al-ḥukamā’, « le Père des Sages » (Ibn Abī Uṣaybiʿah, p. 31-33, trois personnages sont en fait appelés Hermès : Hermès le premier ou Hermès Trismégiste al-muthallath bi-al-ḥikma, Hermès le Second et Hermès le Troisième). Il constitue une figure clef de la connexion historique entre la religion et la philosophie. Les doxographes l’identifient de manière récurrente à la figure coranique d’Idrīs qui est décrit comme « un homme vrai, un prophète » (Cor. XIX, 56) que Dieu éleva à « une haute place » (Cor. XIX, 57), et qui est représenté comme le père des ḥukamā’ dans les écrits des premiers doxographes musulmans. Ainsi, la personnalité d’Hermès associe tant les connaissances religieuses que philosophiques, et cette croyance découle de l’idée selon laquelle la philosophie tire son origine de la « niche de la révélation prophétique » (mishkāt al-nubuwwa). Une telle combinaison a rendu plus facile l’intégration de la science et de la philosophie grecque dans la vision islamique du monde au sens où les musulmans pouvaient considérer cet héritage intellectuel dans le prolongement de leur tradition prophétique. Hermès est par ailleurs considéré comme le fondateur des sciences, prolongées ensuite par les études d’alchimie de Jābir b. Ḥayyan (m. v. 184/800) et les travaux de chimie d’Abū Bakr al-Rāzi. De plus, il fut la plus ancienne autorité concernant la philosophie de l’illumination (ḥikmat al-ishrāq) de Suhrawardī (m. 587/1191) (Al-Suhrawardī, Ḥikmat al-ishrāq, p. 107-108 : l’auteur appelle Hermès wālid al-ḥukamā’, « le père des philosophes »).

Les sources islamiques sur l’héritage philosophique grec mettent la ḥikma au plus haut degré de la connaissance dérivant de l’institution prophétique via Luqmān et David. Lorsque les figures philosophiques anciennes souhaitaient parler de ḥikma, elles utilisaient un langage symbolique pour la protéger des gens qui n’en sont pas dignes et, dans cet esprit, ils étaient peu disposés à la mettre par écrit, considérant qu’elle doit plutôt être pratiquée.

Ḥikma dans la philosophie islamique
Sur la base d’une telle perception historique de la philosophie, tant al-Fārabī qu’Ibn Sīnā ont tenu à mettre la ḥikma hors de portée des ignorants et de ceux qui ne la méritent pas. Al-Fārābī a argué que, dans la mesure où elle repose sur des méthodes démonstratives, la ḥikma absolue n’est pas à la portée de tout le monde. Les seuls qui puissent jouir – comme il se doit – de cette science sont les élus (khāṣṣa) de la communauté. Le reste des autres sciences est fondé sur la persuasion ou la représentation aux moyens d’images et s’adresse aux gens du commun (‘āmma). Ces sciences doivent ainsi être employées dans l’instruction des masses ou la multitude des nations (jumhūr al-umam) [Al-Fārābī, Taḥṣīl al-sa‘āda, p. 36-38]. Ibn Sīnā considère également la ḥikma comme une chose céleste qui ne doit pas être mise à la portée de ceux qui ne la méritent pas. Il expose clairement sa thèse sur cette question dans sa discussion au sujet de la prophétie. Selon Ibn Sīnā, les vérités religieuses et philosophiques sont par essence les mêmes au sens où la religion exprime la vérité philosophique avec le langage des symboles et des images. Mais un prophète doit éviter de se servir d’un langage philosophique en s’adressant aux masses ; il doit s’abstenir de leur mentionner qu’il existe une connaissance qui est hors de leur portée et qui leur reste cachée. Il est plutôt attendu de lui qu’il laisse les masses apprécier la majesté et la grandeur de Dieu par des symboles et des ressemblances qui reposent sur leur compréhension conventionnelle de la majesté et de la grandeur. Comme il est attendu qu’il adapte les concepts métaphysiques, notamment les véritables natures de la résurrection et de l’au-delà, à leur capacité de compréhension au moyen de paraboles dérivant de ce qu’ils sont capables de saisir et de concevoir (Ibn Sīnā, al-Shifā, p. 443). Ibn Sīnā cite l’exemple des prophètes et philosophes grecs précédemment cités, notamment Pythagore, Socrate et Platon, qui firent usage des symboles et signes dans leurs œuvres afin de garder cachées leurs doctrines secrètes. D’après Ibn Sīnā, Aristote abandonna en grande partie cette tradition en Grèce, et c’est pour cette raison que Platon le rendit responsable d’avoir divulgué la ḥikma et d’avoir rendu le savoir manifeste. En réponse, Aristote affirma que même s’il avait en effet fait cela, il avait laissé, dans ses livres, de nombreuses déclarations complexes qui ne pouvaient être démêlées que par des intellectuels distingués. Ibn Sīnā mit en application le même principe à la religion islamique. Il affirme par ailleurs qu’il n’y a rien à cela d’incongru dans le cas du Prophète qui apporta le savoir [i.e, ḥikma] aux incultes nomades dans un premier temps, puis à l’intégralité de la race humaine (Ibn Sīnā, Risālah fī Ithbāt al-nubuwwāt, p. 48).

Dans ses Ishārāt, Ibn Sīnā déclare que ses propos concernant les principes fondamentaux de la ḥikma ne s’adressent qu’aux intellectuels divinement doués (Ibn Sīnā, al-Ishārāt, II, p. 147). En conséquence, il conclut ses Ishārāt en disant que, dans son ouvrage, il a présenté à son lecteur la « crême de la vérité » (zubdat al-ḥaqq) et les « meilleures pièces de la ḥikma  » (qafiyy al-ḥikma) au moyen d’expressions subtiles (fī laṭā’if al-kalim). En retour, Ibn Sīnā attend de son lecteur qu’il protège cette vérité des ignorants (jāhilūn), des vulgaires (mubtadhalūn), de ceux auxquels n’ont pas été donnés la finesse d’esprit, le talent et la disposition, de ceux qui sont en commerce constant avec les gens du commun et de ceux auxquels manquent une nature et un goût pour la philosophie. À la place, Ibn Sīnā poursuit en précisant à son lecteur qu’il doit enseigner la vérité progressivement à ceux qui en sont dignes de confiance : les cœurs purs et les biens-guidés capables d’un questionnement philosophique. Son lecteur doit aussi encourager de telles personnes de confiance à faire de même avec respect, autrement dit, enseigner la vérité aux autres gens. Enfin, Ibn Sīnā prévient son lecteur que, s’il divulguait ou perdait cette vérité, Dieu serait arbitre (Ibn Sīnā, al-Ishārāt, IV, p. 161-164).

Afin de réaliser la transition de cette perception générale à un traitement plus spécifique de la ḥikma dans les œuvres des principaux philosophes musulmans, nous souhaiterions porter la discussion sur trois figures philosophiques principales de la période de formation de la philosophie islamique : al-Kindī, al-Fārābī et Ibn Sīnā. Dans leurs œuvres, nous avons la possibilité de suivre comment ces idées se sont développées dans la philosophie islamique. Nous pouvons aussi observer le traitement par ces auteurs de la philosophie en référence à la ḥikma prophétique et coranique, ainsi que leurs motivations premières pour s’engager dans l’investigation philosophique et leurs attentes concernant cette entreprise.

Al-Kindī (m. v. 260/873)
Comme on peut l’observer dans les écrits d’al-Kindī, pour les philosophes musulmans atteindre la ḥikma est le plus grand accomplissement de l’humanité. Les penseurs musulmans n’attribuent pas la falsafa à une tradition prophétique particulière et ne parlent pas d’une philosophie islamique particulière – par opposition aux chrétiens et aux juifs –, mais uniquement d’une philosophie du genre humain. Pour les études contemporaines touchant la philosophie islamique, ce point est d’une importance primordiale, notamment pour ce qui concerne la pertinence de la désigner comme “arabe” ou “islamique” (voir D. Gutas, 2002). Les philosophes musulmans professent ouvertement leurs convictions religieuses, en l’occurrence islamiques, mais ils considèrent que leur examen philosophique et la révélation coranique sont complémentaires. Al-Kindī pensait la philosophie comme une ḥikma, et l’histoire de la philosophie comme une recherche de la vérité universelle. Il se représentait cette histoire comme une tradition coopérative et cumulative et la voyait comme un processus progressif d’intellectualisation de la vérité éternelle, qui est, encore, la ḥikma. Dans cette quête, il appréciait avec gratitude les efforts de tous les philosophes antérieurs, indépendamment de leur statut, succès ou appartenance ethnique. Il exprimait cette position à ce sujet ainsi :

« Nous ne devons pas avoir honte d’apprécier la vérité et de l’acquérir d’où qu’elle vienne, même si elle vient de races très éloignées de la nôtre (al-ajnās al-qāṣiya) et de nations qui se distinguent nettement de nous (al-umam al-mubāyana). Pour celui qui recherche la vérité, rien n’est plus digne que la vérité elle-même. Il ne faut donc pas dénigrer la vérité, ni mépriser celui qui la déclare ou la communique. Personne n’est déprécié par la vérité ; au contraire, la vérité fait honneur à tous » (Al-Kindī, Rasā’il Al-Kindī al-falsafiyya, p. 103).

Al-Kindī tenait le travail de tous les philosophes pour une contribution à l’avancement intellectuel de l’humanité et comme un instrument menant à une connaissance plus importante de la nature réelle des choses. Pourtant, comme al-Fārābī et Ibn Sīnā qui vinrent après lui, al-Kindī ne se considérait pas comme un destinataire passif des philosophes du passé. Il prit au contraire sur lui d’approfondir leur héritage intellectuel en complétant leurs déclarations, palliant les carences de leurs systèmes et perfectionnant leurs méthodes. Al-Kindī se représentait comme un maillon dans la chaîne ininterrompue des dépositaires de la vérité ou de la ḥikma, chaîne faite de représentants de chaque génération humaine tout au long de l’histoire, qui eux-mêmes étaient à la fois gardiens et garants de la progression intellectuelle de l’humanité (Al-Kindī, p. 102).

Dans la vision d’al-Kindī, le but ultime de la philosophie est d’atteindre la vraie connaissance de Dieu. Il déclare que la part la plus noble de la philosophie et la plus haute en terme de rang est la « philosophie première/primordiale » (al-falsafah al-‘ūlā), à savoir, la connaissance de la Vérité Première qui est la cause de toute vérité (‘ilm al-ḥaqq al-awwalī). Ainsi, selon cet argument d’Al-Kindī, seul celui qui embrasse (muḥīṭ) entièrement cette connaissance la plus noble mérite d’être appelé le parfait et le plus noble philosophe, au sens propre du terme (Al-Kindī, p. 98-101).

Le portrait qu’al-Kindī fait d’Aristote et des objectifs premiers de sa philosophie mérite d’être relevé. La réception par Al-Kindī du système aristotélicien est repérable dans ses écrits se rapportant à la Métaphysique d’Aristote. Dans son Fī kammiyat kutub Arisṭūṭālīs, qui traite du nombre et du contenu des écrits constitutifs du corpus aristotélicien, al-Kindī déclare que le propos de la Métaphysique d’Aristote consiste en l’exposition des choses immatérielles, de l’unicité de Dieu (tawḥid Allāh) et de Ses Plus Beaux Noms (asmā’uhu al-ḥusnā). Al-Kindī poursuit en disant que la Métaphysique explique par ailleurs que Dieu est la cause complète de l’univers et son absolu soutien (sustainer) à travers sa parfaite organisation (tadbīrihi al mutqīn) et son impeccable sagesse (ḥikmakkihi al-tāmmah) (Al-Kindī, p. 384). Dans la vision d’al-Kindī, la philosophie fait référence à la connaissance de la vraie nature des choses (Al-Kindī, p. 104). Cette connaissance inclut la connaissance de la divinité (ʿilm al-rubūbiyya), de l’unicité de Dieu (waḥdāniyya) et de la vertu (faḍīla). Elle comprend également la connaissance de toutes les choses utiles (nāfī’) en même temps qu’elle protège son possesseur contre tout ce qui est nocif (ḍarr).

Selon les déclarations d’al-Kindī, le message prophétique authentique est compatible en totalité avec la véritable philosophie du fait que, en son essence, ce que les authentiques messagers apportèrent de Dieu enseigne l’affirmation (iqrār) que seul Dieu est divin et l’adhésion aux vertus qui sont louables au regard de Sa présence et qui, en même temps, rendent nécessaire la renonciation aux vices de toutes sortes (Al-Kindī, p. 104). Ainsi, al-Kindī pense que la religion et la philosophie enseignent toutes deux les mêmes principes métaphysiques et éthiques fondamentaux. Tout au long de son investigation philosophique, il fait appel à l’assistance divine dans ses efforts pour établir des preuves satisfaisantes de l’existence et de l’unicité de Dieu. Il se dévoue pour cette mission cruciale afin qu’il puisse être compté parmi ceux dont Dieu aime les intentions et parmi ceux dont Dieu accepte les actions (Al-Kindī, p. 105). Dans son exposé sur la compréhension de la connaissance prophétique et de la prophétie par opposition à la connaissance philosophique, il note que la connaissance prophétique se produit par la révélation, tandis que la connaissance philosophique est atteinte par la recherche philosophique. Il place par conséquent les sciences de l’homme (al-ʿulūm al-insāniyya) à un rang (martaba) moins élevé que la connaissance divine (al-ʿilm al-ilāhī), dans la mesure où l’acquisition de cette dernière ne nécessite pas d’étude personnelle, d’effort, d’investigation logique ou de temps. Une telle connaissance est particulière aux prophètes et elle exclut le reste de l’humanité. Cette connaissance vient aux prophètes instantanément et sans effort, ce qui indique que leur connaissance vient de Dieu. Les prophètes reçoivent cette connaissance par la volonté de Dieu, leurs âmes étant purifiées et illuminées par la vérité (Al-Kindī, p. 372-373).

Al-Kindī voit la philosophie comme une ḥikma et s’efforce de montrer que la recherche philosophique est compatible avec les enseignements de l’Islam. Il affirme que la philosophie est la connaissance de la vraie nature des choses, notamment de Dieu. Cette connaissance permet à la philosophie d’être en harmonie avec l’essence des messages prophétiques. À cet égard, on pourrait considérer les efforts d’al-Kindī comme une sorte de philosophie du tawḥīd, et on pourrait trouver un appui historique pour justifier une telle assertion dans les écrits sur l’histoire de la philosophie islamique. En effet son œuvre majeure Fī al-falsafah al-Ūlā est aussi connue sous le titre Kitāb al-Tawḥīd (Ṣā‘id al-Andalusī, p. 52), bien que nous ne sachions pas avec certitude si c’est al-Kindī, lui-même, qui a donné ce titre à son ouvrage.

Al-Fārābī (m. 339/950)
La conception islamique traditionnelle de la ḥikma en tant que combinaison entre la théorie et la praxis rencontre également un écho dans les écrits philosophiques d’al-Fārābī. C’est notamment le cas dans sa philosophie politique. Dans ce contexte, tandis qu’il décrit la connaissance des sciences théoriques comme une “philosophie défectueuse’’ (falsafa nāqiṣa), parce qu’elle n’a pas la faculté de les exploiter au bénéfice des autres, al-Fārābī avance l’argument selon lequel la philosophie combine vertus théoriques et vertus pratiques (Al-Fārābī, Taḥṣīl al-sa‘āda, p. 39).

Dans son Taḥṣīl al-saʿāda, Al-Fārābī souligne la réception historique de la philosophie en tant que ḥikma (Al-Fārābī, Taḥṣīl al-sa‘āda, p. 35). Il y rapporte le récit selon lequel la philosophie existait dans les temps anciens parmi les Chaldéens qui vivaient dans ce qui était l’Iraq de son temps. Mais il n’associe à aucun nom de personne ou de groupe religieux l’origine de cette science. Al-Fārābī fait peut-être référence à la tradition prophétique qui commence avec Abraham dont on dit qu’il aurait vécu dans cette région, ou bien pensait-il à Hermès (le Troisième), parce que l’on rapporte que celui-ci aurait vécu dans la même région et aurait revivifié de nombreuses sciences. Sans rentrer dans de plus amples détails historiques, al-Fārābī déclare qu’à partir des Chaldéens la philosophie atteignit les Égyptiens puis les Grecs. Elle demeura en Grèce jusqu’à ce qu’elle fut transmise aux Syriens (Syriaques) puis aux Arabes. Dès lors, les outils linguistiques de cette science étaient successivement le grec, le syriaque et l’arabe. Al-Fārābī nous informe que les Grecs, qui possédaient cette science, avaient pour habitude de lui donner le nom de « ḥikma inqualifiable/absolue » (al-ḥikma ‘alā al-iṭlāq) et de « ḥikma la plus haute » (al-ḥikma al-ʿuẓma) (Al-Fārābī, Taḥṣīl al-sa‘āda, p. 38).

Al-Fārābī affirme qu’une personne qui atteint le vrai bonheur peut être appelée ḥakīm, mais seul le nécessaire existant (Dieu) possède la ḥikma dans le sens ultime du mot (Al-Fārābī, Kitāb al-Ta‘līqāt, p. 382). Il indique qu’en comparaison de son usage associé à Dieu, la ḥikma aurait été utilisée s’agissant de l’homme uniquement de manière figurative. Il rapporte que, sur la base de la faculté d’intellection (taʿaqqul) de l’homme, certaines personnes donnent à ceux qui pratiquent une telle intellection le nom de ḥukamā’. Al-Fārābī trouve que cette désignation est inappropriée. La ḥikma, selon lui, est la connaissance la plus excellente du plus excellent des existants alors que l’intellection humaine a seulement connaissance des choses humaines. L’homme n’est ni la plus excellente chose dans le monde ni le plus excellent des existants. En raison de telles imperfections essentielles, l’intellection humaine ne peut véritablement être appelée ḥikma, même figurativement (bi-al-isti‘āra wa-al-tashbīh) (Al-Fārābī, Fuṣūl al-madanī, p. 133).

Selon les écrits d’Al-Fārābī, la ḥikma est le moyen du vrai bonheur (sa‘āda) (Al-Fārābī, Fuṣūl al-madanī, p. 133-134). Dans l’épistémologie fārābīenne, la ḥikma est tenue pour la plus haute et la plus parfaite sorte de connaissance et sa définition en tant que « plus excellente connaissance du plus excellent des existants » est mise en relation principalement avec Dieu. De plus, le traitement qu’al-Fārābī fait de la ḥikma va au-delà de son épistémologie en raison de ses implications ontologiques et éthiques.

Ibn Sīnā (m. 428/1037)
Partout dans ses écrits philosophiques, Ibn Sīnā utilise le mot ḥikma dans le sens de philosophie en général et de métaphysique en particulier (voir, par exemple, Ibn Sīnā, al-Shifā, III, p. 443). Dans le premier cas, il définit la ḥikma en tant que « perfection de l’âme humaine à travers la conceptualisation des choses et la vérification de la vérité théorique et pratique dans la mesure où cela est possible pour l’homme » (Ibn Sīnā, ‘Uyūn al-ḥikma, p. 63). Cette définition indique que la conception qu’Ibn Sīnā a de la ḥikma présuppose la combinaison de la connaissance et de l’action. La référence au verset coranique II, 269 montre également que le philosophe traite la philosophie en tant que ḥikma (Ibn Sīnā, ‘Uyūn al-ḥikma, p. 64). Tout comme al-Kindī et al-Fārābī, il identifie la ḥikma à la métaphysique et la désigne comme étant « la philosophie première » (al-falsafah al-ūlā) et « la science divine » (al-‘ilm al-ilāhī) (Ibn Sīnā, al-Shifā, p. 3-5).

S’agissant de la science divine, Ibn Sīnā affirme que l’existence de Dieu est seulement une des choses, et pas l’unique, qui est recherchée par cette science (Ibn Sīnā, al-Shifā, p. 5). Il définit l’objet de cette science comme étant l’ « être », qui est le concept premier et le plus essentiel de l’esprit et qui ne nécessite pas d’explication préalable (Ibn Sīnā, al-Mabda’ wa-al-ma‘ād, p. 1-23). Le thème de la science divine est ainsi « l’existant en tant qu’il est existant » (al-mawjūd bi-mā huwa mawjūd) », et les choses recherchées dans cette science sont celles qui viennent de manière inconditionnelle avec l’existant en tant qu’il est existant (Ibn Sīnā, al-Shifā, p. 13). En relation avec la science divine, Ibn Sīnā conceptualise l’existence de Dieu dans le cadre de l’ « être ». Dans son ontologie, l’être le plus accompli et le plus parfait est Dieu, le seul qui mérite d’être appelé l’Être Absolu (al-mawjūd al-muṭlaq), et, à cet égard, la science divine s’intéresse, en effet, à l’existence de Dieu. Partant de l’Être Absolu, la science divine examine également les principes des autres sciences (Ibn Sīnā, Kitāb al-Najāt, p. 235). Ibn Sīnā décrit, du reste, cette science comme « la connaisance de Dieu » (al-ma‘rifa bi-Allāh), et déclare que c’est parce qu’elle consiste en une connaissance des choses dissociable des questions de définition et d’existence qu’elle est appelée « la science divine. » (Ibn Sīnā, al-Shifā’, p. 15). S’agissant de son importance par rapport aux autres sciences, la science divine devrait par et en elle-même les précéder, affirme Ibn Sīnā, mais d’un point de vue humain, elle reste postérieure à toutes les autres (Ibn Sīnā, al-Shifā’, p. 21).

Dans la terminologie philosophique d’Ibn Sīnā, en plus de son emploi dans le sens de philosophie théorique (al-ḥikma al-naẓariyya), la ḥikma a une signification éthique dans la philosophie pratique, ou al-ḥikma al-‘amaliyya. Dans ce contexte, la ḥikma est la troisième vertu, au côté de la modération (‘iffa) et du courage (shajā’a). Au contraire de la ḥikma naẓariyya, dans laquelle les moyens pour parvenir à l’objectif mentionné précédemment sont indépendants des actions et états humains, dans la ḥikma ‘amaliyya, ce sont les actions et comportements de ce monde qui mènent à la perfection de l’âme humaine. Ibn Sīnā décrit les efforts exclusivement intellectuels à se focaliser sur la connaissance de la ḥikma ‘amaliyya comme de vaines et trompeuses tentatives, car ce type de ḥikma est une ḥikma en action (Ibn Sīnā, al-Shifā, p. 455).

En conclusion, il est possible de dire que la notion coranique de ḥikma a eu une influence déterminante sur l’intérêt des intellectuels musulmans pour la philosophie grecque et ses figures de proue. Ibn Sīnā, par exemple, exprime son opinion concernant la philosophie en se référant au verset coranique II, 259. Dans ce verset, ceux auxquels est donnée la ḥikma sont considérés comme des êtres ayant été pourvus de plus de bien (Ibn Sīnā, ‘Uyūn al-ḥikma, p. 64). Les premiers philosophes considéraient leur recherche philosophique comme la continuation de la recherche éternelle poursuivie par l’humanité en quête de la vérité en général et de la connaissance de Dieu en particulier. Ibn Sīnā utilise à nouveau le mot ḥikma dans le sens de métaphysique et le définit comme la connaissance qui offre la certitude (yaqīn) de Dieu (Ibn Sīnā, al-Shifā : al-Ilāhiyyāt, p. 15). Ce caractère universel et éternel de la vérité philosophique constituait pour les falāsifa la dimension la plus attractive des activités philosophiques. Ils s’imaginèrent et se situèrent, à leur propre époque, comme les représentants de cette tradition intellectuelle. Dans leurs investigations, les falāsifa croyaient que leurs efforts pour parvenir à la vérité sublime étaient en harmonie avec la notion coranique de ḥikma, d’autant que cette recherche de la vérité était fortement recommandée par le Prophète par n’importe quel moyen décent possible (Ibn Fātik, Mukhtār al-ḥikam, p. 1-2). Ils ne considéraient pas que la philosophie était une vaine spéculation et ils estimèrent que la ḥikma nécessitait que leurs paroles soient complétées par leurs actions. Al-Kindī écrit en effet que « Le but (gharaḍ) du philosophe est, en ce qui concerne sa connaissance, d’atteindre la vérité (iṣābat al-ḥaqq), et en ce qui concerne son action, d’agir avec vérité (al-ʿamal bi-al-ḥaqq) (Al-Kindī, p. 97).

La définition de la ḥikma de (l’écrivain d’adab) Ibn Qutayba comme combinaison entre l’action et la connaissance semble avoir dominé dans tout le spectre des disciplines islamiques pendant leur période formative. On pourrait même qualifier cette définition de conception traditionnelle de la ḥikma, dans la mesure où on en trouve également écho dans les écrits des premiers philosophes musulmans pour qui la philosophie – vérité sublime – combine vertus théoriques et vertus pratiques et les efforts pour y parvenir sont en harmonie avec la notion coranique de ḥikma.

HIKMET YAMAN

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Pour citer :
Hikmet Yaman, « Ḥikma : de la sagesse de l’Islam à la sagesse universelle », in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, printemps 2014, URL = http://www.encyclopedie-humanisme.com/?%E1%B8%A4ikma