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Philanthropie

Aux origines de l’esprit philanthropique moderne

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Si la pratique philanthropique fait partie des traditions humanistes, c’est qu’elle se caractérise aussi par la bonté, la douceur, la tendresse, voire l’honnêteté envers ses semblables, selon Antoine Furetière (1960). Pour Émile Littré dans Le Dictionnaire de la Langue Française (1982), philanthropie signifie « amour de l’humanité ». Le mot aurait aussi une forme passive et, en ce sens, se dit « disposition à être doux et patient envers les hommes ». Selon Le Grand Larousse encyclopédique (1963), la philanthropie est « un sentiment qui pousse les hommes à venir en aide aux autres », tandis que le Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse (1984) ajoute l’idée de « désintéressement, d’accomplissement gratuit d’un travail qui devrait être payé ». Pour le Trésor de la Langue Française (1986), la philanthropie est un substantif employé pour désigner « l’exercice de la bienfaisance », « une qualité de cœur et de générosité », « l’absence de calcul dans les actes, le comportement ». Le mot correspondrait aussi à une forme vieillie indiquant « un amour qu’une personne a naturellement pour ses semblables ».

 Naissance d’un esprit philanthropique

Le terme est originellement pourvu d’un contenu chrétien. Il a été introduit dès 1712 par François de Salignac de la Mothe Fénelon (1651-1715), archevêque, théologien, précepteur des princes et penseur politique. La philanthropie se présente alors comme une vertu personnelle et individuelle plus que sociale. Par la suite, la notion de philanthropie se trouvera en concurrence avec bien d’autres vocables dont la fortune sera moindre : libéralité, générosité, bienveillance, sociabilité, aide, assistance, etc. Parmi eux, charité et bienfaisance seront ses principaux rivaux. On note aussi une convergence entre bienfaisance et philanthropie. « Le philanthrope s’applique à discerner l’acte utile, prévenir plutôt que soulager la misère, fournir un travail au lieu d’une aumône, encourager population et production. À l’acte efficace est donc reconnue une vertu supérieure. » (Sabran, 1900)

Sous l’Ancien Régime, les rapports avec les pauvres sont partagés entre la compassion chrétienne pour leurs malheurs et la sévérité de l’État pour leur condition dont on ne les tient jamais pour complètement quitte. La charité n’est presque jamais dépourvue de sanctions et lorsqu’elle aide matériellement les pauvres, elle s’accorde aussi à les endoctriner religieusement. Dans la pratique, les démunis, les vagabonds, les mendiants, les "oysifs" valides sont considérés comme indésirables. Ils sont soit envoyés aux galères, soit voués à l’enfermement dans des institutions royales comme l’Hôpital, général ou provincial, ou les maisons de force. La religion chrétienne préside souverainement à la charité. Aux côtés de l’Eglise et des paroisses, c’est à l’institution royale de la Grande Aumônerie de France (Foignet, 1943) qu’en est confiée la gestion.

Avec le Siècle des Lumières, une nouvelle attitude apparaît. Elle traversera la Révolution et mènera au XIXe siècle à l’édification d’une notion complexe. Les deux décennies qui précédèrent la Révolution en France connurent un « malaise social », un désœuvrement croissant, une aggravation du vagabondage, de la mendicité et des abandons d’enfants. Les historiens relèvent au cours de cette période la corruption d’une partie du Clergé, la survivance d’énormes privilèges financiers, le maintien de la noblesse la plus ancienne et la plus titrée aux positions les plus enviables de l’administration, en même temps que la formation d’une bourgeoisie dite « à talents » désireuse d’y accéder. La réponse de la Monarchie était toujours celle de la « police des pauvres ». De fait, des propositions de l’assistance sont lancées durant la seconde moitié du siècle. Il s’agit de discuter de l’humanisation de l’hôpital, de la mise en place des secours à domicile, de l’assistance par le travail, de la prévention de la mendicité (Duprat, 1993).

Sous la Révolution, la notion de philanthropie prendra un sens très large pour désigner plus généralement, tout bienfaiteur de l’Humanité, que ce soit un inventeur, un savant, un explorateur, un scientifique ou un homme généreux. Surtout, le philanthrope ne sera pas qu’un simple acteur dans un système de classes sociales, mais un sujet reconnu pour son « rôle social universel ». L’évocation de la notion de classe, en association avec celle de philanthropie, introduit toutefois dans la société une dimension sous-jacente de rapports hiérarchiques, sinon conflictuels. La philanthropie propose des normes de comportement à l’intention des classes populaires mais aussi des classes privilégiées. Elle se voudra science et accordera aux visiteurs des pauvres vocations d’enquêteurs sociaux. Assister le pauvre n’est plus le premier objectif de la philanthropie. Il importait surtout d’engager une action moralisatrice ou culturelle, vulgariser l’innovation, conduire des campagnes sociales et humanitaires.

 Penser la philanthropie

Parmi ceux qui réfléchissent aux causes de la misère, certains constatent l’insuffisance des salaires selon les métiers et les catégories d’individus, les moins payés étant les femmes et les enfants. Un esprit philanthropique, encore mal défini, domine dans la perception du problème de l’aide aux pauvres en même temps que des analyses socio-économiques. En 1840, E. Buret (cité par Yannick Marec en 1981) établit une relation entre la misère et la richesse de quelques-uns, tandis qu’en 1848 P. S. Lelong dénonce à la fois les bas salaires et la diminution du marché intérieur.

Pour A. de Tocqueville (1805-1859), c’est « chez les peuples les plus opulents [qu’] une partie de la population est obligée pour vivre d’avoir recours aux dons de l’autre ». Tocqueville examine les effets comparés de la « charité légale », c’est-à-dire publique, et de la charité individuelle. Il s’insurge contre la charité légale, dont l’exemple par excellence est, selon lui, la loi des Pauvres anglaises. Cette loi qui rend drastique les conditions de l’aide publique, multiplie dans la population britannique les indigents et les entretiens dans l’oisiveté, la dégradation et la criminalité qui en découlent. Cette forme de charité divise la population en deux classes rivales, les riches et les pauvres, et « les dispose au combat ». D’après lui, « l’aumône individuelle, au contraire, établit un lien précieux entre le riche et le pauvre. Le premier s’intéresse par le bienfait même au sort de celui dont il a entrepris de soulager la misère ; le second […] se sent attiré par la reconnaissance, [et] un lien moral s’établit entre ces deux classes que tant d’intérêts et de passions concourent à séparer. » A. de Tocqueville pose, ici, dans un mémoire sur le paupérisme le problème des revenus sans l’approfondir. En dehors des socialistes, il est l’un des rares penseurs de la philanthropie qui ait réfléchi aux causes socio-économiques de la pauvreté. J. Ruskin (1819-1900) a suivi son exemple.

Selon ce critique d’art et réformateur social britannique, la loi de l’offre et de la demande fait dépendre les prix d’une lutte entre deux égoïsmes rivaux. Ruskin proclame son horreur d’un système social qui condamne la plupart des hommes à la pauvreté et à la laideur, et s’attaque à l’ensemble du système capitaliste. Pour lui, « la vie est la seule richesse » : ce n’est pas le goût de l’argent qui mène les hommes, mais « l’admiration, l’espoir et l’amour » (Enc. Univ., 1998).

Sous la IIIe République, la pensée philanthropique se diffuse à travers plusieurs courants :

« D’un côté, les socialistes, (c’est-à-dire les utopistes) proposent l’abolition de la propriété et de la famille au profit d’une gestion étatique des besoins. D’un autre côté, l’économie politique chrétienne […] promeut une reconduction améliorée de l’ancienne charité, restaurant les liens d’obédience unissant autrefois les riches et les pauvres [...]. La charité établit des rapports et des liens d’affection entre les classes, institue une hiérarchie salutaire et douce [...] il n’appartient qu’à la religion [de juger et] d’adresser aux riches de sévères reproches [...]. Un troisième groupe, celui de l’économie sociale (représenté entre autres par Léonard de Sismondi, Joseph-Marie de Gérando, François Guizot, René-Louis Villermé) prolonge l’ancien esprit philanthropique du XVIIIe siècle (à savoir l’idée de bienfaiteur de l’Humanité) […]. » (Donzelot, 1977).

Prendre le contre-pied du raisonnement charitable est pour ce dernier groupe de philanthropes le moyen de conjurer l’avènement d’une charité d’État spoliatrice de fortune. Ils s’accordent pour considérer que c’est « l’ancien système des obédiences clientélistes et charitables qui fait le lit du socialisme » (Donzelot, 1977). Les philanthropes incitent à l’épargne comme pièce-maîtresse du nouveau dispositif de l’assistance. Ce qu’il faut donner, c’est plutôt des conseils que des biens. Aux économistes chrétiens qui privilégient le rapport entre riches et pauvres, c’est-à-dire entre deux minorités, ces philanthropes opposent l’idée de masse de l’ensemble des citoyens. Face aux socialistes, les philanthropes défendent la famille, que les premiers veulent détruire en transférant ses pouvoirs à l’État. Il s’agit donc pour la philanthropie de déplacer l’ancienne charité vers de nouvelles modalités d’attribution des secours, suivant une procédure permettant de mieux distinguer « l’indigence factice » de la « véritable pauvreté ». En 1820, on attribue au baron Marie Joseph de Gérando la règle selon laquelle la distribution des secours est subordonnée à une investigation minutieuse des besoins et à une identification des artifices de la pauvreté par une enquête. La philanthropie cherche à se distinguer de la charité par l’expérience et le pragmatisme.

Dès 1840 déjà, on constate une dégradation de l’image de la philanthropie sous l’effet des conflits de classes. Elle est suspecte à la population ouvrière et aux professionnels des services d’assistance. Elle est bientôt la cible des critiques des radicaux et des socialistes. Le déplacement de « l’ancienne charité » vers la « bienfaisance philanthropique » débouche sur « l’assistance sociale » (Verdès-Leroux, 1978), contre-mouvement se proposant d’arracher la classe ouvrière au socialisme en lui démontrant l’inutilité de la révolution pour améliorer sa condition. Cette « assistance sociale » est conçue et financée par une fraction de la classe privilégiée constituée par les conservateurs qui avait perdu le pouvoir politique avec la démission de Mac Mahon en 1879. Sa mise en œuvre est ainsi une initiative de grands bourgeois et d’aristocrates opposés à la République ou ralliés, ou encore résignés.

 La philanthropie en action

Les premières sociétés philanthropiques apparaissent lorsque les députés de l’aristocratie parisienne et du Tiers-État portent au pouvoir des philanthropes qui rallient des clubs comme ceux des Feuillants, des Cordeliers, des Jacobins, des Amis de la Vérité. Mais, la suppression par le Directoire de l’allocation publique à des fondations privées entraîne les associations de bienfaisance parisiennes comme la Charité Maternelle ou la Société Philanthropique à suspendre leurs activités jusqu’au Consulat. C’est sous la Restauration que se reconstituent les œuvres de charité catholiques et royalistes, abolies par la Révolution. Rivales, les sociétés philanthropiques et charitables vont bientôt s’opposer (Duprat, 1992). En 1827, on compte une trentaine d’associations philanthropiques. D’abord conciliantes et œcuméniques, les œuvres sont gagnées, de 1820 à 1830, par les conflits des églises et des partis.

Plusieurs philanthropes souhaitent cependant aboutir à une "science". La Société d’économie sociale de F. Le Play (1806-1882), créée en 1857, répondra à leur attente en ouvrant la voie au "patronage" industriel. Il s’agit de remplacer l’autorité des seigneurs par « l’ascendant moral des patrons qui dirigent les ateliers de travail » (Castel, 1995).

Cette méthode n’est pas sans lien avec celle de la Charity Organisation Society de C. Loch (1849-1913), fondée en 1869 outre-manche (Mowat, 1961). Basée sur une solide structure administrative, cette association propose, dans une conjoncture économique qui pousse à l’optimisme, d’aménager la pauvreté plutôt que de lutter contre elle. Autrement dit, il s’agit moins de discipliner et de sanctionner les pauvres que de faire en sorte qu’avec leurs moyens limités, ils s’avèrent capables de gérer décemment leurs besoins. L’action de la Charity Organisation Society consiste à poser que la charité devait être faite essentiellement aux pauvres méritants. C. Loch considère pour sa part que : « la charité est une science, [reposant] sur des principes et des observations sociales […]. Que seule la connaissance des faits et une organisation méthodique de la charité […] peuvent contribuer à différencier les pauvres méritants des non méritants et, selon le cas, justifier une action charitable. » (Mowat, 1961).

Cette construction philosophique de la philanthropie est reprise, en 1896 par le marquis de Beauregard qui admire le travail des Britanniques et le cite en exemple. En 1900, c’est Louis Paulian, secrétaire rédacteur de la Chambre des Députés et secrétaire adjoint du conseil supérieur des prisons, qui déplore que la charité ne soit pas considérée en France comme une véritable science. Un an plus tard, Louis Rivière, membre de la Société internationale pour l’étude des questions d’assistance, annonce de son côté qu’il faut comme les philanthropes britanniques « développer le caractère et le sentiment de l’indépendance » chez les indigents.

Si les méthodes utilisées par la Charity Organisation Society pour l’amélioration de la condition des pauvres se heurtent aux idées préconisées par la Fabian Society, club de pensée socialiste en Angleterre, ainsi qu’à celles des sociaux-démocrates, elles inspirent toute de même l’Office Central des Œuvres de Bienfaisance de Léon Lefébure (1838-1911), fondé en 1890. À l’image des réalisations anglo-saxonnes, cette association se rend inquisitive. Son objectif est de coordonner la multitude d’œuvres existantes et éviter « les industries de la fausse indigence », c’est-à-dire les miséreux qui sollicitent des secours partout. Son activité consiste alors à faire des enquêtes sur les œuvres charitables, à les relier entre elles, à recueillir des renseignements sur les pauvres, à encourager la création d’œuvres d’assistance par le travail, à faciliter le rapatriement des individus susceptibles de trouver des moyens d’existence hors de la capitale et à échanger des informations et des services avec les œuvres charitables établies à l’étranger.

La philanthropie, à travers l’édification d’associations, comme la Charity Organisation Society et l’Office Central des Œuvres de Bienfaisance, se présente comme une tentative pour éduquer des êtres sans culture et de les réintégrer dans la société. Elle conçoit toute une partie de la population en situation infantile et en besoin d’assistance. Ainsi, les rôles familiaux sont transposés aussi bien à l’ensemble de la société qu’aux entités dont elle se compose. On pense la gestion d’une société philanthropique comme celle d’une famille. C’est finalement au sein de la famille que se résolvent les problèmes de solidarité et d’entraide. Les tâches qui y sont accomplies sont généralement assumées par les femmes, surtout par la mère ou par la fille aînée.

Issues de la bourgeoisie aisée, celles-ci dominent les comités de patronage, attirant les dons par leur nom, célibataires pour la plupart, cherchant une alternative à la vie familiale. Leurs œuvres constituent pour elles une forme d’intervention politique plutôt qu’un travail. Avant 1914, l’assistance sociale existe sous forme de résidences ou « colonies sociales » qui s’ouvrent dans les quartiers populaires, proposant des garderies, des « causeries » et des consultations morales, ou des travaux à domicile (Gourlet, 1904). Les femmes du monde essaient de prendre contact avec les familles ouvrières. Leurs entreprises éducatives portent sur les femmes de ce milieu qui sont jugées plus malléables que les hommes. En réalité l’action des femmes philanthropes s’appuie sur leur profonde ignorance des classes populaires. Elles pensent que l’infériorité sociale procède d’un ordre juste et qu’il ne faut apporter à cette société que des changements minimes. Les femmes des classes moyennes et supérieures qui vont au peuple sont en majorité des catholiques formant le milieu restreint des pionniers de l’assistance sociale. Symboles du bonheur familial et de la douceur féminine, ces philanthropes sont jugées les plus susceptibles de créer des "rapports heureux et naturels" avec les classes inférieures.

CORINNE M. BELLIARD


 Bibliographie

Castel (R.), Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
Donzelot (J.), La police des familles, Paris, Editions de Minuit, 1977.
Duprat (C.), « Naissance de la philanthropie : jalons pour une histoire de l’action sociale (1780-1848) », in Des philanthropes aux politiques sociales XVII e-XX e siècle, Paris, Cahiers de l’Association pour la Recherche sur les Philanthropies et les Politiques Sociales, janvier 1992.
–, Pour l’amour de l’humanité – Le temps des philanthropes – La philanthropie parisienne des Lumières à la monarchie de Juillet, tome 1, Paris, Éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 1993.
Foignet (R.), Manuel élémentaire d’histoire du droit français, Paris, Rousseau et Cie, 1943.
Gourlet (A.), « Colonies sociales. La résidence laïque dans les quartiers populaires », in L’Action populaire 37, 3e série, 1904.
Lelong (P.-S.), « Essai pour parvenir à la solution de la plus grave question qui puisse préoccuper les amis de l’ordre de l’humanité : amélioration du sort des travailleurs », in Revue de Rouen, 1848.
Marec (Y.), « Pauvres et miséreux à Rouen dans la première moitié du XIXe siècle" in Cahiers des Annales de Normandie (Caen) 13, 1981.
Mowat (Ch.), The Charity Organisation Society 1869-1913 : its ideas and work in London, Methuen, 1961.
Sabran (H.), « Du fonctionnement et de l’efficacité des secours à domicile – entente établie ou à établir à cet égard entre l’assistance publique et la bienfaisance privée », in Rapports et mémoire présentés au Congrès international d’assistance publique et de bienfaisance privée, Paris, 30 juillet au 5 août, vol. 1, 1900.
Verdès-Leroux (J.), Le travail social, Paris, Editions de Minuit, 1978.


Voir en ligne : Philantropy


Pour citer  :
Corinne M. Belliard, « Philanthropie : aux origines de l’esprit philanthropique moderne », in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, mai 2015, URL = http://www.encyclopedie-humanisme.com/?Philanthropie