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République des lettres

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Malgré les déchirements provoqués par la Réforme, les élites intellectuelles de la chrétienté latine appartiennent toujours à la même culture, avec ses pôles scolastique et humaniste, que reproduisent les établissements d’enseignement tant catholiques que protestants : les collèges où l’on s’élève de l’apprentissage du latin à celui de la rhétorique, les universités, où à côté de la théologie, de la philosophie, de la médecine et du droit, sont aussi commentés des auteurs anciens, orateurs, historiens ou poètes. Ceux qui, sortis de ces établissements, se consacrent aux lettres ont le privilège d’appartenir à la Respublica Litteraria unis par le culte des bonae litterea consciente de sa spécificité dès les premières décennies du XVe siècle et présente dans toute l’Europe. La langue en est le latin qui permet à ses membres d’échanger des lettres, de converser quand ils se rencontrent à l’occasion de voyages, de lire les mêmes livres qu’éditent les éditeurs célèbres : Alde Manuce à Venise, dont l’influence dure longtemps après sa mort, Aberbach et Froben à Bâle, Plantin à Anvers et d’autres concentrés à Paris, Lyon, Deventer, Cologne, Augsbourg ou Cracovie. Personnage phare de la Respublica Litteraria, son héros et son autorité suprême, Erasme, fait de Bâle où il réside le centre de l’Internationale humaniste. À sa mort, elle n’en aura plus pendant plusieurs décennies.

 Paris capitale intellectuelle de l’Europe

Une fois terminées les guerres de religion en France où l’édit de Nantes permet désormais aux catholiques et aux protestants de vivre en paix, Paris redevient la capitale intellectuelle de l’Europe. On n’y est certes pas aussi libre que dans les Provinces-Unies. Mais, sans même parler de l’Espagne, on l’est incomparablement plus qu’en Italie, y compris Venise, ou à Genève. Et on y est beaucoup plus tranquille qu’en Allemagne, ravagée par la guerre. Aussi les recherches savantes y fleurissent-elles dans tous les domaines : érudition historique sacrée et profane, mathématique, philosophie. La République des Lettres acquiert de ce fait une prééminence au sein de la Respublica Litteraria. Si le latin reste la langue de communication internationale des lettrés, la place du français s’y étend avec le temps. Car c’est à Paris que se croisent les correspondances savantes de l’Europe, à quoi s’ajoutent en France quelques nœuds, de moindre envergure : Aix-en-Provence ou Dijon, selon les périodes. C’est encore à Paris où séjournent les savants étrangers parfois des années durant.

La liberté religieuse prend fin en France à la fin du XVIIe siècle. Expulsés par une décision de Louis XIV, les Huguenots s’établissent dans les Provinces-Unies, en Angleterre, en Prusse et dans les royaumes scandinaves. Ils ne sont pas les premiers protestants contraints à l’émigration. Ceux-ci furent très nombreux au XVIe siècle. Et les années vingt et trente du XVIIe siècle connaissent la vague tchèque dont le représentant le plus célèbre était Comenius. Puis vint la vague, petite, mais intellectuellement très active, des sociniens chassés de Pologne à la fin des années cinquante. Mais les Huguenots qui quittent la France ont sur leurs prédécesseurs l’avantage du nombre, tout en se recrutant pour une part importante dans les couches cultivées. Et ils profitent de l’intérêt que suscite la France : sa cour, son armée, sa vie intellectuelle. Savants, entrepreneurs, banquiers, militaires, les Huguenots s’intègrent aux élites des pays d’accueil où ils apportent la langue française, la culture française et une curiosité pour ce qui se passe à Paris. Éditeurs et libraires, ils créent, surtout à partir des Provinces-Unies, un réseau de diffusion de livres et de périodiques à l’échelle de l’Europe. Ils impriment vite, ils impriment bien et ils éditent des textes qui ne sauraient paraître nulle part ailleurs. Ils fournissent son armature à la République des Lettres. Et ils font du français la langue internationale des élites européennes. À ce milieu du Refuge huguenot appartient Pierre Bayle dont le rôle dans la République des Lettres est comparable à celui qu’avait Érasme dans la Respublica Litteraria. Il en est le théoricien et le législateur. L’idée qu’il en propage, et qui explicite et condense les opinions dans la République des Lettres elle-même, fait de celle-ci un pays identifié à l’autonomie de l’individu par rapport à tout ce qui est particulier, accidentel et local. Société d’êtres rationnels, on n’en devient membre que de son plein gré, en se dépouillant de ses passions et de tous ses liens avec les communautés données à la naissance ou imposées par les contraintes extérieures. Autant dire que les citoyens de la République des Lettres sont substantiellement égaux quel que soit leur statut social réel ; les seules hiérarchies que l’on y reconnaît résultent de la différence de l’apport de chaque individu à l’œuvre commune. Autant dire aussi qu’en entrant dans la République des Lettres on laisse dehors son appartenance confessionnelle ainsi que les fidélités à l’égard de son pays, de son peuple, de sa famille même, assimilées les unes et les autres à l’accidentel, au particulier et au local, à ce qui n’est pas constitutif de l’être humain en tant que tel contrairement à la raison qui, seule, représente l’universel, le nécessaire et le global. La valeur des œuvres étant fondée uniquement sur leur accord avec la raison, elles doivent procéder d’un point de vue indépendant de tout système de référence particulier, d’un point de vue objectif ; si elles satisfont à cette exigence, elles atteignent à la validité universelle.

 Un idéal humaniste : belles-lettres et philologie

Une telle vision de la République des Lettres ne correspond à aucune société réelle. C’est un idéal ; programme et rêve à la fois. Elle n’en suscite pas moins chez ceux qui y croient le sentiment d’appartenance à une communauté extra-étatique et supra-confessionnelle, à l’Europe en tant que forme de vie intellectuelle. Ce faisant, elle fonde une éthique à laquelle les individus essaient de se conformer dans leurs rapports réciproques. Elle pousse aussi à des tentatives de créer des institutions susceptibles de défendre les intérêts de cette communauté et d’en rendre effective les normes. Si l’obligation de fournir la preuve de ce qu’on avance est respectée toujours plus largement dans la République des Lettres, c’est, entre autres, parce que, être rationnel, on s’y adresse à d’autres êtres rationnels qui doivent pouvoir vérifier toute affirmation avant de l’accepter ou de la rejeter. Si, tout en étant catholique, on entretient une correspondance avec un calviniste, un luthérien, voire un socinien – sans s’ériger en controversiste ou en convertisseur –, c’est parce que, membre de la République des Lettres, on communique avec un autre membre de la République des Lettres. La même motivation conduit à accorder une aide aux recherches des autres et à leur ouvrir, sans tenir compte de leur confession ou de leur nationalité, son cabinet ou sa bibliothèque. Que de tels comportements aient été ou non majoritaires dans le milieu savant, il est sûr que le sentiment d’appartenance à la même République des Lettres a souvent produit des effets.

Émanation de l’humanisme, la Respublica Litteraria place au premier plan les belles-lettres et la philologie appliquée aux textes anciens de tout contenu : depuis les fables jusqu’aux mathématiques. Dès le début du XVIe siècle, toutefois, s’y dessinent des orientations que privilégiera la République des Lettres. La découverte du Nouveau monde éveille une immense curiosité pour les animaux qui y vivent et les plantes qui y poussent mais surtout pour les peuples qui l’habitent, leurs croyances, leurs mœurs, leurs usages, leurs royaumes. Et elle confère une nouvelle dignité aux récits de voyages dont les lecteurs raffolaient dès le XIVe siècle et qui désormais, tout en racontant des merveilles, se chargent aussi de significations anthropologiques et philosophiques. En particulier, c’est un nouveau genre littéraire qu’inaugure et que baptise l’Utopie de More, à la fois jeu humaniste, voyage littéraire, critique de l’Angleterre de son temps au nom de la morale chrétienne et méditation platonisante sur une société stable, capable de ce fait d’assurer le bonheur des individus. Elle aura une descendance prolifique au XVIIe et au XVIIIe siècle.

Dans tous les spécimens du genre utopique, le thème du voyage en croise un autre qui, lui aussi, fascine l’époque : celui du pouvoir, de l’État, du droit. Il s’agit plus particulièrement d’un pouvoir dépourvu de toute légitimité traditionnelle soit parce qu’il est nouveau – comme celui de certains princes italiens, notamment des Médicis à Florence –, soit parce qu’il introduit des innovations dans l’État et altère par conséquent l’ancienne constitution qui, bien qu’elle n’ait jamais été écrite et que son contenu prête à débat, n’en passe pas moins pour une loi fondamentale, intouchable sans l’accord des élites. Le problème central d’un tel pouvoir porte sur les moyens nécessaires pour s’assurer la durée dans un environnement politique régi par la fortune, c’est-à-dire tel que le détenteur du pouvoir ne le maîtrise pas. Fort de son expérience florentine, connaisseur de l’Italie et de l’Europe de son temps, comme de l’histoire romaine, Machiavel énonce ce problème et pose sur les solutions qu’il a effectivement reçues le regard d’un naturaliste qui se demande non comment on doit agir pour respecter les normes morales et les commandement religieux mais comment, dans les faits, on obtient les résultats recherchés : le maintien du pouvoir.

Une telle approche du politique, qui l’autonomise par rapport au religieux, a suscité des réfutations sans nombre ; le terme machiavélisme, avec une note nettement péjorative, est entré, dès le XVIe siècle, dans la plupart des langues européennes. L’approche machiavélienne n’en a pas moins été appliquée aux relations entre les États et à celles qui relient un État et ses sujets. Dans le traitement des premières, elle introduit, dès le XVIe siècle, l’idée de ragion di Stato : justification d’un État de définir ses intérêts souverainement – sans égards pour les principes de la Respublica Christiana dont la papauté se voulait gardienne, supérieure à ce titre aux États – et de les défendre en choisissant les moyens – sans égards pour les interdits de la religion. Dans le traitement des secondes, elle conduit à poser le problème des limites du pouvoir de l’État sur ses sujets fixées par le droit naturel ou le droit positif ; les solutions de ce problème, que leurs ennemis qualifiaient de machiavélique, justifiaient un pouvoir que les lois ne limitaient guère, un pouvoir absolu. Mais on le justifiait aussi dans la perspective chrétienne. Ce pouvoir, quels rapports devait-il établir avec un sage, un intellectuel, pour utiliser un terme anachronique ? La réponse majoritaire, semble-t-il, dans la République des Lettres, celle de Bayle parmi d’autres, oppose le sage avec son respect des lois à la populace mue par les préjugés, les passions et le fanatisme ; l’État doit réprimer l’une pour l’empêcher de provoquer des troubles, en particulier pour des motifs religieux, et concéder la liberté de conscience à l’autre, pourvu qu’il ne perturbe pas l’ordre public. Conformément à la leçon de Machiavel, l’État n’a pas à servir la religion ; son premier rôle, c’est d’assurer la paix civile.

Tout en posant un nouveau regard sur le monde et la politique, la Respublica Litteraria amorce une nouvelle étude de la nature, que reprend et approfondit la République des Lettres. On y discute dans l’une, puis dans l’autre, les idées de Copernic, si contraires au sens commun ; avec Vésale et Harvey, on dissèque les cadavres pour en mettre à nu l’anatomie ; on monte des expériences d’optique ; on scrute le ciel ; on s’efforce, comme Kepler, de dévoiler les lois du mouvement des planètes, et comme bien d’autres celle de la chute des graves ; on s’intéresse à la force qui fait s’attirer les aimants ; on classe les animaux, les plantes, les minéraux ; on résout les problèmes de géométrie et d’algèbre. Aussi réagit-on rapidement quand Galilée annonce la découverte d’un nouveau mode de la connaissance des objets naturels : la connaissance par l’intermédiaire d’instruments d’observation et de mesure. Les résultats d’une telle connaissance ne se laissant pas décrire en termes usuels, il faut développer à cet effet un lexique spécialisé doté d’une syntaxe mathématique. Descartes, Leibniz et Newton, entre autres, fourniront un tel langage à la nouvelle physique en rupture avec celle d’Aristote et à la nouvelle astronomie en rupture avec celle de Ptolémée qui, l’une et l’autre, sont restées jusque-là en vigueur.

Jamais entreprise intellectuelle n’a été aussi internationale que la constitution de ces nouvelles sciences entre Galilée au début du XVIIe siècle et Laplace à la fin du XVIIIe, l’œuvre de Newton unissant l’un à l’autre par la loi de la gravitation universelle, qui prend appui sur l’œuvre du premier et fonde la mécanique céleste du second. Avec au point de départ un Polonais, elle engage des Italiens, des Allemands, des Français, des Hollandais, des Anglais et des Suisses ; dans les disciplines naturelles, elles aussi en mutation, on rencontre en plus des Danois et des Suédois. La nouvelle image qui se dégage pas à pas de leurs travaux le montre composé de particules et de forces, régit par des lois et tel que son état futur peut être prévu par quiconque connaît l’état de toutes ses composantes à un moment arbitrairement choisi du passé.

 Triomphe de la raison et unité culturelle de l’Europe

Cette nouvelle image de l’univers appelle une nouvelle philosophie explicitée, pour la première fois, dans l’œuvre de Descartes à partir d’un point de vue supposé détaché de tout système de référence particulier, coextensif à celui de la raison, absolument objectif. La nouvelle science et la nouvelle philosophie amorcent ensemble la rupture la plus radicale avec la tradition jamais survenue dans l’histoire européenne depuis l’avènement du christianisme. Elles modifient d’abord, point par point, le cadre le plus général où s’exerçait jusqu’alors toute pensée : répartition de tous les êtres en deux catégories, le visible et l’invisible, lequel est subdivisé à son tour en intelligible et en crédible. À côté du visible et l’invisible, s’insère en effet depuis Descartes une troisième catégorie : celle de l’observable ; quant aux êtres invisibles, ne s’imposent désormais avec une évidence apodictique que ceux dont, suivant Spinoza, on a démontré la réalité more geometrico. Au bout de deux siècles environ, la problématique ainsi énoncée fera éclater l’ancien cadre catégoriel sous les coups de Hume et de Kant.

Tandis que les instruments d’observation et de mesure s’interposent de plus en plus entre les hommes et la nature, la connaissance médiate pénètre aussi dans les études qui ont pour objet le passé. Fille du rejet des prétentions temporelle de la papauté, et particulièrement du Constitutum Constantini, la critique historique moderne a pour trait distinctif de s’attaquer non aux autorités censées garantir un document de l’extérieur mais au caractère intrinsèque de celui-ci et à son contenu, ce qui suppose que le passé, même lointain, est connaissable par l’intermédiaire des vestiges qu’il a laissés. Les procédés d’une telle critique s’affinent, tout en étendant leur champ d’application, pendant les controverses déclenchées pendant la Réforme autour, entre autres, des premiers siècles de l’Église, de la succession apostolique, de l’origine des usages et des institutions ayant trait à la foi. Pour leur part, les États protègent les recherches qui doivent justifier leurs revendications ou défendre leurs droits, chose essentielle à cette époque du conflit entre juridiction, de l’imbrication de territoires qui relèvent de différents souverains, de la persistance des relations féodales ; pratiquées principalement par des juristes, ces recherches les conduisent à exhumer d’anciens documents et à les soumettre à la critique. À côté de l’historiographie humaniste qui se veut une branche des belles-lettres, se dessine ainsi le domaine de l’érudition où l’étude du passé est mise au service de la théologie et de la politique.

Cela conduit aux perfectionnements de la critique. Mais empêche du même coup la formation d’un consensus sur les critères d’acceptation ou le rejet des propositions historiques, chaque partie des controverses étant liée par ses croyances et ses fidélités ; les pyrrhonnistes s’en autorisent pour prétendre que, loin d’être connaissable, le passé ne peut faire l’objet que des opinions. Les recherches historiques étant une entreprise européenne où les protestants coopèrent avec les catholiques et où les documents s’échangent entre l’Angleterre, la France et les Provinces-Unies, même quand ces trois pays se font la guerre, le sentiment d’appartenance à la République des Lettres et le respect de ses normes permettent de circonscrire un terrain d’entente.

Les bollandistes, groupe de jésuites des Pays-Bas espagnols, qui travaillent à éliminer les légendes de l’hagiographie en application du concile de Trente, se trouvent entraînés dans une controverse avec d’autres ordres religieux dont, en France, la congrégation bénédictines de Saint-Maur devenue un centre de recherches en histoire monastique. La controverse porte sur l’authenticité d’une certaine classe de documents que les jésuites affirment être des faux. Or, quand Mabillon, une bénédiction, démontre que cette position est intenable, en énonçant des critères qui permettent, pour les documents en question, de distinguer les vrais des faux, ses arguments sont reconnus concluants par ses adversaires mêmes. À la fin du XVIIe siècle se constitue ainsi, avec la diplomatique, la première discipline historique fondée sur la connaissance médiate du passé et où l’idée de l’objectivité de l’historien, partie du crédo de la République des Lettres, rend possible un consensus sur les critères et les règles. Dans son sillage, d’autres disciplines se forment qui procèdent d’une démarche analogue : la paléographie, la géographie historique, la chronologie. Les principes d’édition se précisent et les instruments de la critique qu’on essaie de codifier se voient appliquer même à l’étude de la Bible.

L’entrée de la connaissance médiate dans l’étude de la nature et de l’histoire va de pair avec une réorganisation interne de la République des Lettres. Dans la seconde moitié du XVIe siècle, d’abord en Italie, se sont propagées les académies, émanation de la Respublica Litteraria et lieux de sociabilités où l’on devise de choses curieuses ou des points d’érudition, lit les œuvres littéraires, discute de la langue, joue de la musique, voire monte des spectacles ; une telle ambiance, mi-artistique, mi-érudite, voit la naissance de l’opéra qui part de Florence dans la dernière décennie du XVIe siècle pour triompher à Rome et à Venise, avant de conquérir l’Europe entière. De même, au XVIIe siècle, des groupes informels se réunissent à Rome, à Paris, à Londres, pour faire des expériences, discuter des découvertes récentes, parler des observations de la nature, des mathématiques, des recherches sur l’Antiquité ou sur l’histoire nationale, des livres qui viennent de paraître ou simplement des nouvelles du jour. Les universités dominées par la culture scolastique étant incapables – à quelques exceptions près : Padoue, Leyde – d’assurer la production du savoir, c’est à travers les échanges dans de tels groupes que se fait la gestation de la nouvelle science et de la nouvelle histoire.

Royal Society à Londres, Académie royale des sciences à Paris, dans la même ville, Académie des inscriptions et des belles-Lettres, Societas regia scientiarum à Berlin, capitale de la Prusse, Academia scientiarum imperialis petropolitana à Saint-Pétersbourg, nouvelle capitale de la Russie – les organisations officielles de savants se forment, tantôt à leur initiative, tantôt à celle du pouvoir, à partir des années soixante du XVIIe siècle, dans les pays qui dominent le nouvel ordre européen, à l’exception de l’Autriche. Au XVIIIe siècle, ils seront suivis par tous les autres. Si elles facilitent les recherches et permettent d’en publier les résultats, ces organisations soumettent en même temps les savants au contrôle de l’État. Elles offrent à la science la reconnaissance et un statut élevé mais elles visent également à en faire un instrument de puissance et de prestige. Aussi leur politique est-elle la résultante des affrontements, d’habitudes feutrés, des deux intérêts en présence.

Dans les dernières décennies du XVIIe siècle, commencent aussi à se multiplier les revues, liées aux académies officielles comme le Journal des Sçavans (Paris) ou les Philosophical Transactions (Londres), ou à des groupes privés comme les Acta eruditorum (Leipzig), le Gornale dei letterati (Venise) et les périodiques des membres du Refuge huguenot dans les Provinces-Unies avec, en tête, les Nouvelles de la République des Lettres de Bayle (Rotterdam). Le milieu savant est désormais plus institutionnalisé. Il dépend moins des correspondances privées et des relations personnelles et plus des finances des l’État qui paie des pensions, construit les observatoires et envoie les expéditions scientifiques. De ce fait, il s’intègre à un degré croissant à la vie de chaque pays. La Respublica Litteraria et la République des Lettres s’étaient affirmées l’incarnation de l’unité culturelle de l’Europe, qu’elles maintenaient en vie et dont elles renouvelaient les manifestations et les contenus à l’époque des violences confessionnelles et des guerres incessantes. Au début du XVIIIe siècle, la Respublica Litteraria survit toujours et la République des Lettres garde sa prééminence. Mais à leur côté appartiennent maintenant de plein droit à l’Europe savante la Republic of Learning, la Repubblica dei Letterati et la Gelehrtenrepublik.

KRZYSZTOF POMIAN

 Bibliographie sélective

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Pour citer :
Krzysztof Pomian, « République des lettres », in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, printemps 2014, URL = http://www.encyclopedie-humanisme.com/?République des lettres.