Accueil > Français > T > Traduction de l’arabe au grec

Traduction de l’arabe au grec

L’expansion fulgurante des Arabes au VIIe siècle et la conquête des provinces orientales de l’Empire byzantin ont profondément perturbé le paysage culturel et religieux de ces régions, qui avaient déjà pris leurs distances avec Constantinople après leur adhésion massive au monophysisme. La culture grecque conservait néanmoins son prestige et la langue grecque était largement utilisée en Palestine, en Syrie et en Égypte comme véhicule privilégié de la pensée chrétienne, tant dans l’hagiographie que dans les traités théologiques. L’usage du syriaque (une forme particulière de l’araméen) était répandu dans les communautés monastiques de la Syrie et de la Palestine, et celui du copte en Égypte, mais ceux-ci ne supplantèrent le grec que du moment où la fissure religieuse entre adeptes du concile de Chalcédoine et monophysites fut bien assurée et rendue définitive à cause, notamment, de la réussite arabe. La présence des Arabes, en tant que conquérants, dans les anciennes provinces orientales de l’Empire ajouta un nouvel outil de communication dans ce paysage diversifié : la langue arabe.

Pour les Byzantins, la langue arabe devient dès lors une clé donnant accès à plusieurs domaines de la culture du Proche-Orient. Ces domaines ne sont pas obligatoirement perçus de manière cohérente et ne configurent pas une « culture arabe unique ». Il y a d’abord l’arabe chrétien, la langue des communautés monastiques de la Palestine et de la Syrie restées fidèles aux décisions impériales (appelées pour cette raison melkites). Il y a ensuite l’arabe musulman, la langue du Coran et de l’adversaire politique et religieux le plus redoutable de l’Empire ; il y a aussi l’arabe en tant que langue dépositaire de toute la sagesse orientale véhiculée par les contes, à laquelle on puisera abondamment à partir du XIe siècle ; il y a enfin l’arabe de la science, d’une science qui reste cependant dans les marges de la consécration, une science des praticiens versant parfois dans l’occulte.

Avant d’examiner chaque domaine où s’exerce une activité de traduction de l’arabe au grec, il faut d’abord traiter d’un problème terminologique important qui concerne l’usage du terme syristi (« en langue syriaque »), terme apparaissant dans le préambule de plusieurs traductions de textes. Souvent, le traducteur indique que le texte qu’il traduit existe dans une version écrite en syristi. Ce que le terme syristi signifie dans les textes à partir du VIIIe siècle n’est pas toujours clair. Le mot peut renvoyer aussi bien à la langue syriaque qu’à la langue arabe. Le récit de la Passion des LX Martyres de Palestine, tués par les Arabes en 726 à cause de leur foi chrétienne, a été trouvé écrit en syristi dans un monastère de Palestine et traduit en grec quelques décennies plus tard. Dans ce cas, syristi renvoie probablement au syriaque. En revanche, dans les traductions des textes médicaux écrits par les Arabes – traductions réalisées essentiellement du XIe jusqu’au XVe siècle – le syristi, qui alterne dans les manuscrits d’un même texte avec le terme sarakinisti (tiré du mot « Sarrazin »), n’est qu’une manière de signaler la langue arabe. Il est assez bien connu que Syrie, dans les textes byzantins, indique une réalité régionale et culturelle qui s’étend au-delà des frontières sud de l’Empire, tout comme on appelle Scythie la région indéfinie qui se trouve au-delà de ses frontières nord. Ainsi, Syntipas, version grecque d’un conte perse traduit en arabe, est présenté comme traduit du « syriaque » par un certain Michel Andreopoulos pour Gabriel, le duc de Meliténé, au XIe siècle. Syristi renvoie ici très probablement à la langue arabe. Le syristi signifierait donc la langue parlée à l’époque par les habitants des régions musulmanes du sud de l’Empire byzantin.

 L’arabe de la religion, chrétien et musulman

Pour souligner leur particularité par rapport aux chrétiens chalcédoniens, les représentants du monophysisme ont fait du syriaque la langue officielle de leur église dissidente en Syrie et en Palestine, alors que dans les communautés monastiques melkites les moines indigènes ont adopté très facilement l’arabe, langue du conquérant politique, bien apparentée à l’araméen, laissant au grec sa place honorable de langue liturgique et dépositaire des textes traitant des subtilités de la pensée théologique. Ainsi, tout au long des VIIIe-IXe siècles, l’arabe était la langue la plus couramment utilisée dans les monastères de Palestine et de Syrie et montre le choix chalcédonien des moines qui y vivaient. Plusieurs textes grecs ont été traduits en arabe afin d’être compris par les moines, c’est le cas par exemple des Vies de moines de Palestine de Cyrille de Scythopolis, mais le fait le plus intéressant est que plusieurs compositions originales commencent à être écrites d’abord en arabe avant d’être traduites en grec. Récits hagiographiques et traités théologiques passent de l’arabe au grec dans les monastères palestiniens, qui deviennent le foyer d’une activité intense d’écriture et de traductions. Des textes hagiographiques tels que la Vie de Jean Damascène (BHG 884) ou la Vie de Timothée le Stylite, sans doute aussi la Vie de Théodore d’Édesse (BHG 1744) et celle de l’évêque Paul et du prêtre Jean (BHG 1476) sont d’abord écrites en arabe et ensuite traduites en grec. Dans ces monastères un effort est également fait d’écrire une histoire épique de la résistance chrétienne en Syrie et en Palestine face aux autorités musulmanes, de créer et de diffuser un nouveau martyrologe qui puisse exalter la résistance envers l’islamisation des populations palestino-syriennes. Cet effort se réalise simultanément en arabe et en grec, mais le grec est, le plus souvent, la traduction de récits oraux composés préalablement en arabe. Une trace de cette activité est fournie par le manuscrit Paris. Coislin 303, une collection de textes hagiographiques d’intérêt syro-palestinien. La Passion des XX moines de la laure de Sabas (BHG 1200) pose la question des maltraitances et des meurtres auxquels les moines sont exposés, tandis que la Passion des LX martyrs de Jérusalem (BHG 1217) signale les aventures malheureuses dont sont victimes des pèlerins. La Passion d’Elias le Jeune (BHG 579), ou la légende curieuse de Dounalé qui s’insère dans une des versions du Synaxaire de Constantinople (pour le 1er octobre), mettent le conte oriental au service de l’édification chrétienne. L’arabe de ces textes n’a pas les préoccupations stylistiques de l’arabe cultivé, il s’agit plutôt d’un patois qui assure une communication immédiate entre les moines palestiniens et syriens, pour qui le grec était une langue respectée, certes, mais difficile à maîtriser. Outre les récits hagiographiques, sont aussi traduits en grec des traités théologiques ou des textes de polémique contre la religion musulmane, dont ceux attribués à Théodore Abu Qurra. Dans ce même effort de polémique antimusulmane s’inscrit aussi la traduction du Coran, réalisée très probablement au IXe siècle. De cette traduction n’ont été conservés que certains morceaux, introduits dans les réquisitoires contre l’islam d’auteurs byzantins tels que Nicétas Byzantios, premier traducteur présumé du Coran (IXe siècle), ou Euthyme Zigabénos et Nicétas Choniatès au XIIe siècle. La polémique religieuse supposait aussi une bonne connaissance d’autres textes de théologie musulmane, une connaissance qui se reflète dans les traités byzantins, mais aucune trace de traduction de ces textes ne subsiste.

 L’arabe de la fiction

L’arabe devient assez tôt le dépositaire des contes de différentes provenances orientales, en particulier de l’Inde et de la Perse, et transmet par la suite cet héritage aux cultures européennes. L’histoire de Boudas, qui dans sa version arabe porte le nom de Bilawhar wa Yūdāsaf/Būdāsaf, a été traduite d’abord en géorgien au Xe siècle puis en grec au début du XIe, et est devenue très populaire à Byzance sous le nom de Barlaam et Ioasaph, cependant que Kalīla wa Dimna a été traduite de l’arabe en grec par Syméon Seth – un personnage qui joua un rôle très important dans la vogue des traductions de l’arabe au XIe siècle – sous le titre de Stephanitès kai Ichnélatès. Du même siècle est datée la traduction en grec des histoires de Sindbar le Philosophe, conte persan arrivé à Byzance sous le nom de Syntipas par l’intermédiaire de sa traduction arabe (présentée comme étant conservée en syristi, dans le préambule de sa traduction grecque). Ces textes ont un caractère moralisateur et visent principalement à l’édification d’une société laïque : Syntipas met en garde contre les ruses multiformes des femmes, Stéphanitès kai Ichnélatès, dont les protagonistes sont des animaux, constitue un miroir de prince, tandis que Barlaam et Ioasaph traite d’une multitude de sujets édifiants dans le cadre d’un récit hagiographique. Une autre littérature en arabe, héroïque et en même temps érotique, influence profondément une création poétique byzantine du XIIe siècle, Basile Akritas, appelé aussi Digénis car son héros était le fruit des amours d’un soldat arabe et d’une captive byzantine. Les Byzantins réinventent la littérature fictionnelle à travers les traductions des textes arabes, sans pour autant trouver le courage de les imiter ouvertement. Les modalités et les cadences narratives du conte oriental ne sont présentes que dans des petits récits ‘utiles à l’âme’, concernant des moines, des saints ou des démons. Lorsque, en revanche, les Byzantins s’efforcent aux XIe-XIIe siècles d’écrire leur propre fiction, ils retournent à ce qu’ils considèrent comme leur héritage, à savoir : le roman de la seconde sophistique pour les récits amoureux et Lucien pour les fictions satiriques.

 L’arabe scientifique

Les domaines scientifiques arabes qui retiennent l’intérêt des Byzantins et aboutissent à des traductions ont rapport avec quatre domaines particuliers de la connaissance : a) la micro-physique des corps : traductions des textes qui traitent de la santé du corps humain et apportent des précisions absentes des traités de la médecine gréco-romaine (p.e., al-Rāzī, Sur la variole ; Ibn al-Jazzār, Ephodia ; Ps.-Ibn Sīnā, De l’urine etc.), ainsi que des traités de pharmacologie (Ibn Māsawayh, Des plantes médicinales ; plusieurs traités anonymes sur les plantes et la nourriture, présentés comme des traductions de l’arabe ou du « perse ») ; b) la macro-physique des corps : des textes qui ont un rapport avec les étoiles (astronomie – Habash al-Hāsib, Abd al-Rahmān al-Khāzinī, etc.) et l’attraction que celles-ci exercent sur la vie humaine (astrologie – Mashā’Allāh, Sahl b. Bishr al-Isrā’īlī, Ahmad Ibn al-Dāya) ; c) la physique d’une nature qui obéit à ses propre règles, une nature désacralisée (physique et météorologie – Rāshid al-Dīn et des textes anonymes) et e) une méta-physique du social, qui traite de l’occulte et du futur (alchimie, magie, géomancie, onirocritique – Salm al-Harrānī, al-Zanātī, Ahmad Ibn Sīrīn, etc.).
La dernière catégorie des textes traduits de l’arabe est la mieux représentée en auteurs et en titres. Si les traductions des textes théologiques sont fréquentes de la fin du VIIIe jusqu’au Xe siècle, et si les traductions des textes de fiction sont une activité des XIe et XIIe siècles, les traductions des traités scientifiques et pseudo-scientifiques sont une réalité qui traverse la période byzantine depuis le VIIIe jusqu’au XVe siècle, et même au-delà. Les médecins, les astronomes, les pharmaciens, les astrologues, les magiciens, les alchimistes et les divers vaticinateurs de Byzance se tournent vers la culture arabe chaque fois que les traités de l’Antiquité gréco-romaine s’avèrent totalement inutiles ou qu’ils les laissent partiellement insatisfaits. La culture arabe constitue un monde de merveilles et de sagesse profonde, une issue pour un monde qui ne se résigne pas à abandonner ses espoirs de bien-être, ses peurs, ses angoisses et ses ambitions dans les seules mains du Dieu omniprésent des Chrétiens. L’arabe constitue une porte vers la connaissance profane. On peut supposer que plusieurs textes présentés comme des traductions de textes arabes anonymes étaient en réalité le produit d’une mise en scène astucieuse de la part d’auteurs byzantins pour légitimer un contenu – astrologique, magique, alchimiste ou pharmaceutique –, qui, sans ce subterfuge, aurait paru très suspect aux yeux des autorités politiques et spirituelles de Byzance.

Enfin n’oublions pas que, outre les connaissances qui passent à travers la traduction des textes, il existe aussi un savoir-faire en matière d’architecture, de mécanique, de construction navale et dans des domaines infinis de la connaissance technique. Ce savoir-faire passe du grec à l’arabe et de l’arabe au grec par voie orale et par apprentissage pratique, et sa meilleure concrétisation reste les œuvres d’art qui illustrent le dialogue transfrontalier entre Byzance et les pays arabes.

MESSIS CHARALAMPOS

 Bibliographie

A. Argyriou, « Perceptions de l’Islam et traduction du Coran », in Byzantion 75, 2005, p. 25-69.
H.-G. Beck, Geschichte der Byzantinischen Volksliteratur, Munich, 1971.
H. Condylis-Bassoukos, Stéphanitès kai Ichnélatès, traduction grecque (XIe siècle) du livre Kalila wa-Dimna d’Ibn al-Muqaffa‘ (VIIIe siècle). Etude lexicographique et littéraire, Louvain 1997.
M.-H. Congourdeau, « Le traducteur grec du traité de Rhazès sur la variole », in A. Garzya (ed.), Storia e ecdotica dei testi medici greci, Naples 1996, p. 99-111.
B. Flusin, « Palestinian Hagiography (Fourth-Eight Centuries) », in S. Efthymiadis (ed.), The Ashgate Research Companion to Byzantine Hagiography. Volume 1 : Periods and Places, Farnham – Burlington, 2011, p. 199-236
R. Glei – A. Khoury, Johannes Damaskenos und Theodor Abu Qurra Schriften zum Islam, Würtzburg, 1995.
S. Griffith, « From Aramaic to Arabic : The Languages of the Monasteries of Palestine in the Byzantine and Early Islamic Periods », in DOP 51, 1997, p. 11-31.
S. Griffith, « Christians, Muslims, and Neo-Martyrs : Saints’Lives and Holy Land History », in A. Kofsky & G. Stroumsa (eds), Sharing the Sacred. Religious Contacts and Conflicts in the Holy Land. First-Fifteenth Centuries CE, Jerusalem, 1998, p. 163-207
D. Gutas, « Arabic into Byzantine Greek : Introducing a Survey of the Translations », in A. Speer (ed.), Knotenpunkt Byzanz. Wissensformen und kulturelle Wechselbeziehungen, Berlin 2012, p. 246-264.
V. Jernsted, Mich. Andreopoli liber Syntipae, St. Peterbourg, 1912.
A. Jones, An Eleventh-Century Manual of Arabo-Byzantine Astronomy, Amsterdam, 1987.
G. Kehayióglou, « Translations of Eastern ―Novels‖ and their Influence on Late Byzantine and Modern Greek Fiction (11th – 18th Centuries) », in R. Beaton (ed.), The Greek Novel AD 1-1985, Londres - New York – Sydney, 1988, p. 156-166.
J. Lamoreaux, « Theodore Abu Qurrah and John the Deacon », in GRBS 42, 2001, p. 361-386.
P. Magdalino, L’Orthodoxie des astrologues. La science entre le dogme et la divination à Byzance (VIIe – XIVe siècle), Paris, 2006.
M. Mavroudi, A Byzantine Book on Dream Interpretation. The Oneirocriticon of Achmet and its Arabic Sources, Leiden, 2002.
J. Meyendorff, « Byzantine Views of Islam », in DOP 18, 1964, p. 113-132.
Mogenet, Joseph, « L’influence de l’astronomie arabe à Byzance du IXe au XIVe siècle », in Colloques d’Histoire des Sciences, Louvain, 1976, p. 44-55
J. Nasrallah, Histoire du mouvement littéraire dans l’Église melchite du Ve au XXe siècle, v. III, t. 1 (969-1250), Louvain-Paris, 1983.
P. Peeters, Orient et Byzance. Le tréfonds oriental de l’hagiographie byzantine, Bruxelles, 1950.
D. Pingree, « The Astrological School of John Abramius », in DOP 25, 1971, p. 189-215.
D. Pingree, « The Byzantine Translations of Māshāʾallāh on Interrogational Astrology », in P. Magdalino & M. Mavroudi (ed.), The Occult Sciences in Byzantium, Genève, 2006, 231-243.
M. Rubin, « Arabisation versus Islamisation in the Palestinian Melkite Community during the Early Muslim Period », in A. Kofsky & G. Stroumsa (eds), Sharing the Sacred. Religious Contacts and Conflicts in the Holy Land. First-Fifteenth Centuries CE, Jerusalem, 1998, p. 149-162
C. Simelidis, « The Byzantine Understanding of the Qur’anic Term al-samad and the Greek Translation of the Qur’an », in Speculum 86, 2011, p. 887-913.
L. Sjöberg, Stephanites und Ichnelates. Überliferungsgeschichte und Text, Uppsala 1962.
M. Swanson, « Arabic Hagiography », in S. Efthymiadis (ed.), The Ashgate Research Companion to Byzantine Hagiography. Volume 1 : Periods and Places, Farnham – Burlington, 2011, p. 345-367.
A. Tihon, « Les textes astronomiques arabes importés à Byzance aux XIe et XIIe siècles », in I. Draelants, A. Tihon & B. van den Abeele (ed.), Occident et Proche-Orient : Contacts scientifiques au temps des Croisades, Turnhout, 2000, p. 313-324.
A. Touwaide, « Arabic Medicine in Greek Translation. A Preliminary Report », in Journal of the International Society for the History of Islamic Medicine 1, 2002, p. 45-53.
R. Volk, Die Schriften des Johannes von Damaskos, VI/1-2. Historia animae utilis de Barlaam et Ioasaph (spuria), Berlin – New York, 2009.


Pour citer :
Messis Charalampos, « Traduction de l’arabe au grec », in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, printemps 2014, URL = http://www.encyclopedie-humanisme.com/?Traductions-de-l-arabe-au-grec