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Muraqqa‘

La tradition islamique de l’album calligraphique

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Reposant sur une théorie des proportions dont les principes philosophiques et esthétiques sont empruntés aux Grecs, la calligraphie est le grand art de l’islam classique et médiéval. Jusqu’à l’époque Seldjoukide, elle n’a pourtant été recherchée par les amateurs et les collectionneurs que dans la mesure où elle était le support d’un grand texte, qu’il s’agisse d’un livre sacré ou profane. L’idée qu’une pièce calligraphique pouvait être recherchée pour elle-même est née progressivement dans le cadre d’un processus complexe qui a conduit à la fin du Moyen Âge à l’invention des albums calligraphiques.

 L’apparition du spécimen calligraphique

Qu’un spécimen calligraphique soit exécuté et signé comme n’importe quelle œuvre artistique pour répondre à un marché de collectionneurs semble être l’œuvre du XIIe siècle. Le plus ancien calligraphe connu, signataire de ses spécimens, est en effet un représentant de l’école de Bagdad mort en Égypte : Hasan b. ‘Alî al-Juwaynî (m. 586/1190). Ce calligraphe qui a eu pour maître Ya‘qûb de Ghazna (ou Ghaznî, ville d’Afghanistan), dont le travail artistique était très prisés des collectionneurs, signait ses œuvres qu’il vendait au prix fort, à partir du moment où les experts de son pays eurent décidé que le monde musulman n’avait pas eu plus grand calligraphe que lui depuis Ibn al-Bawwâb (m. 413/1022). De lui, le biographe et voyageur Yâqût al-Hamawî (m. 626/1229) dit en effet : « Il n’est pas d’exercice d’écriture de sa main de quelque nature que ce soit qui ne porte [la mention] : Écrit par [Abû] ‘Alî b. al-Hasan al-Juwaynî ». Hélas, ses spécimens calligraphiques ne nous sont pas parvenus. Ceux que nous connaissons remontent peut-être tout au plus au tournant du XIIIe et du XIVe siècle. Mais il est difficile de savoir si les pièces mises au nom de Yâqût al-Musta‘simî (m. 698/1299), le dernier grand maître de Bagdad, et de ses soi-disant « six disciples », dans l’album H. 2152 du musée Topkapi, sont authentiques. Le spécimen d’écriture le plus ancien contenu dans ce recueil de 114 calligraphies et de 361 peintures et dessins porte la signature de Muhammad b. Haydar al-Husaynî et la date de muharram 717/1317 [fol. 31r], le plus récent celle de ‘Alî Khwâja du Khwârizm et la date de 859/1420 [fols. 166r et 30r] (F. Çağman, « On Content of the Four Istambul Albums H. 2152, 2153, 2154, and 2160 », in E.J. Grube & E. Sims (ed.), Between China and Iran : Paintings from Four Istanbul Albums, Percival David Foundation of Chinese Art, SOAS, London, 31-36).

 Du spécimen à l’album calligraphique

Précédés de deux siècles par les calligraphes et leur clientèle bourgeoise, les collectionneurs princiers ne semblent avoir commencé de rassembler des exemples calligraphiques qu’à l’époque de l’album d’Istanbul. Nous avons-là une preuve que les élites bourgeoises médiévales pouvaient inventer des objets de collection et en imposer le goût aux gens de cour. Mais dans la mesure où les princes avaient plus de moyens et de possibilités de collectionner les spécimens calligraphiques, ils sont peut-être à l’origine de la création de l’album calligraphique (muraqqa‘). C’est l’idée défendue par l’Encyclopédie de l’Islam (B.W. Robinson, art. « Murakka‘ », in EI2, IV, 602). Malheureusement, B.W. Robinson, auteur de l’entrée « Murakka‘ », fait comme si rien n’avait existé avant le XVIe siècle. Or, il faut pouvoir expliquer le grand écart de quatre siècles qui sépare l’apparition du spécimen calligraphique comme objet de collection (que méconnaît complètement B.W. Robinson) de l’invention de l’album calligraphique. Tout au plus, l’auteur signale-t-il le précédent d’albums manichéens antérieurs, en rappelant que les sources littéraires parlent d’un djung (ou čung, terme désignant à l’origine l’album de peintures du prophète Mani) confectionné pour un sultan djalâ’iride de la fin du XIVe siècle. Si tant est que ce précédent ait un lien avec les albums timurides et safavides, il ne concernerait que les peintures (les peintures de certains albums sont quelquefois extraites de livres illustrés. L’album Bahrâm Mirza par exemple contient une miniature détachée d’un manuscrit exécuté, en 1396, pour la bibliothèque des Safavides d’Iran et pris peut-être par les Ottomans comme butin de guerre lors de la prise de Tabriz en 1514.)

Qu’en est-il de l’écriture à laquelle des albums sont d’ailleurs spécialement dédiés ? N’est-ce pas elle qui a été collectionnée en premier ?

Nous pensons en effet qu’il y a une filiation entre l’acte de collectionner des albums calligraphiques né aux confins du XVe et du XVIe siècle et celui consistant à rechercher des pièces calligraphiées apparu au tournant du XIe et du XIIe siècle. Nous savons que, dès le XIIIe siècle, en Irak, en Syrie et en Égypte, des collectionneurs ont rassemblé des pièces calligraphiques « en quantité ». Comment ne pas penser que ces dernières n’aient pas été protégées – comme l’étaient les livres – par des reliures cousues ou non ? La contrainte de leur protection et de leur rangement appelle de fait l’usage de couvertures, même non reliées. Tout collectionneur tant soit peu organisé devait tenir réunis ensemble ses spécimens écrits pour en rendre l’admiration, l’étude ou l’exhibition plus commode.

 Album individuel et album collectif

En outre, il y a ces collections de calligraphies exécutées par un seul maître dont l’un des spécimens les plus anciens est fourni par le recueil de prières composé en 1283 par le dernier grand calligraphe de l’Irak abbasside, Yâqût al-Musta‘simî (m. 698/1299) et formé de dix-huit folios dans la version de la bibliothèque d’Aya Sofia, Ms n° 899 (Jalâl al-Dîn al-Munajjid, Yâqût al-Musta‘simî, Beyrouth, 1985 ; voir en particulier les planches des pages 83-86). Le même maître a calligraphié un recueil de sapiences daté de 1290 que nous n’avons pas pu consulter. En revanche, nous savons qu’un calligraphe égyptien du XVe siècle a conçu un recueil de ce type dans lequel il a déployé toute son adresse d’exécution, en multipliant dans ses compositions les différents styles calligraphiques. En fait, le recueil est prétexte à une présentation de spécimens d’une très grande élégance des différents styles thuluth, riqâ‘, musalsal, rafi‘ al-naskh, naskh mu‘tâd. La double page d’ouverture s’ouvre sur le style des billets (riqâ‘) : le folio de gauche renferme la traditionnelle eulogie (basmalah) à laquelle même les albums tardifs n’ont pas échappé, comme le montre l’Album n° ar. 5961 de la BNF de Paris ; celui de droite s’ouvre sur une tête de chapitre qui annonce explicitement son objectif technique et esthétique : « Le style des billets : méthode de composition », qalam al-riqâ‘ tarîqatuhu (.G. Fehérvàri & Y.H. Safadi, 1400 years of Islamic Art. A Descriptive Catalogue, Exhibition April 16th-May 16th 1981, Khalili Gallery, Londres, 43, pl. 12). Il est clair qu’il s’agit là moins d’un recueil de sapiences que de styles calligraphiques. Hautement raffiné, cet ensemble a été commandité en 1502 par un souverain mameluk collectionneur de calligraphies. Le frontispice indique que ce travail a été exécuté pour la bibliothèque du sultan Qânsûh al-Ghawrî, souverain d’Égypte entre 1501 et 1516. Mais le colophon nous apprend que le manuscrit a été copié sur l’autographe original d’un autre sultan mameluk, Qaytbay, qui a régné entre 1468 et 1496. Il y a la preuve d’un engouement à la cour des Mameluks pour ce type de recueils calligraphiques. Car, nous savons par ailleurs que le même Qânsûh a commandité à l’un des plus éminents calligraphes du Caire de l’époque une collection de styles calligraphiques exécutés selon la méthode du grand maître de Bagdad Ibn al-Bawwâb (le frontispice de cette collection porte l’ex-libris du souverain : Muhammad b. Hasan al-Tîbî, Kitâb Jâmi‘ Mahâsin al-Kitâb wa Nuzhat Ulâ al-Basâ’ir wa’l-Albâb, éd. du fac-similé par Salâh al-Dîn al-Munajjid, Beyrouth, 1962). En s’ouvrant sur une histoire de la calligraphie, ce recueil rappelle une pratique déjà observée dans les albums persans contemporains (W.M. Thackston, Album Prefaces and Other Documents on the History of Calligraphers and Painters, Leyde, 2001). Les albums persans les plus anciens ayant une préface sont l’album de Alî-Sher Nawâ’î pour lequel Kwaja Abû ‘Abd Allâh a écrit une préface en 1492 et l’album de Bihzâd (Albums Prefaces , op. cit., p. 22 et suiv.) auquel Khwandamîr a composé une préface ornée (Album Prefaces, op. cit., p. 44 et suiv). Ils sont tous les deux timurides et viennent de Herat. Le premier participe de manière plus évidente d’une pratique observée à l’époque dans les albums persans et turcs : celle de la collection d’ « exercices de styles » (mashq). C’est précisément ce qu’est le muraqqa‘ EH 2084 de Topkapi. Album de 14 folios, cette œuvre du grand calligraphe turc Shaykh Hamdullah (m. 926/1520) se présente comme une succession de tableaux de présentation des « six styles calligraphiques » (al-Aqlâm al-sitta) exécutés selon la méthode de Yâqût al-Musta‘simî de Bagdad : muhaqqaq, rayhânî, thuluth, naskhî, tawqî‘ et riqâ‘ (Uğur Derman, Calligraphes ottomans. Collection du musée Sakip Sabanci, Université Sabanci (Istanbul), catalogue de l’exposition du Louvre, 16 mars-29 mai 2000 ; A. Alparslan, Osmanli Hat Sanati Tarihi, Istanbul, 1999, 34-42). Or il est intéressant de relever que Shaykh Hamdullah a été le disciple de Khayr al-Dîn al-Ma‘rashî (m. 876/1471) qui a lui-même étudié sous la conduite de ‘Abd Allâh al-Sayrafî, l’un des prétendus « six élèves » de Yâqût al-Musta’simî (m. 698/1299). Plus ancien, l’album H. 2310 de Topkapi compilé à Herat pour le compte du Timuride Bâysunghûr, entre 1427 et 1433, procède de cette même tradition d’exposition des « six styles calligraphiques » du prestigieux maître irakien. Pourtant, dans ce cas au moins, les spécimens d’écriture n’appartiennent pas au même calligraphe ; ils sont censés être ceux de Yâqût et de ses « six élèves ». Ce qui atteste que la pratique de l’album a connu deux voies de développement, l’une « individualiste », l’autre « collectiviste ». Mais, dans un cas comme dans l’autre, elle s’est simultanément développée au même moment en Égypte avec les Mameluks, en Iran avec les Timurides et en Anatolie avec les Ottomans.

 La double fonction de l’album calligraphique

Partout, mosquées, madrasas ou collèges, couvents soufis et mausolées d’importance possédaient de luxueux manuscrits coraniques ou autres exécutés par les grands calligraphes. Lorsque, par exemple, le calife abbasside al-Nâsir (1180-1225) a fait construire le mausolée de ‘Ubayd Allâh à Bagdad, il y avait placé quantité de Corans et de livres précieux à la calligraphie proportionnée (Y. Eche, Les bibliothèques arabes, p. 184). Il avait fait de même à l’inauguration de plusieurs turbehs ainsi qu’à l’ouverture d’un collège et d’un couvent soufi. Hommes de cour, riches marchands et patriciens avaient suivi l’exemple de leurs maîtres politiques. Ainsi le vizir ilkhanide Rashîd al-Dîn (1247-1318) a-t-il déposé, dans le complexe funéraire qu’il avait construit pour accueillir sa dépouille, 400 Corans chrysographiés (copiés en or), 20 Corans de la main d’Ahmad Suhrawardî, 20 Corans de « calligraphes bien connus », 10 Corans de la main de Yâqût al-Musta‘simî et 2 Corans de la main d’Ibn Muqla, sans compter 548 autres manuscrits non coraniques à la calligraphie aussi exquise (D. Roxburgh, The Persian Album, 1400-1600 : From Dispersal to collection, Volume 2004, Yale University Press, 2005, p. 65). Depuis l’époque abbasside, donc, en passant par les époques mamelouke, ilkhanide, safavide et ottomane, les musulmans pouvaient aller admirer les splendeurs de la calligraphie arabe dans les institutions des grandes cités de l’Islam. Les calligraphes qui n’exerçaient pas à la Cour ou qui n’avaient pas les moyens de s’offrir les modèles canonisés sur lesquels ils devaient s’exercer pour parfaire leur technique y pouvaient aussi aller, en toute liberté, étudier les chefs-d’œuvre des grands maîtres du passé. Au XIVe siècle, un calligraphe de Damas qui a appris l’existence dans une mosquée de Bagdad d’un Coran (une rab‘a qui devait faire entre sept et trente volumes) d’Ibn al-Bawwâb écrit en khafîf al-muhaqqaq, un style calligraphique adapté aux codex coraniques de grande taille, avait fait le déplacement jusqu’en en Irak pour l’étudier. Il avait emporté sur lui un papier très léger, le waraq al-tayr, ainsi nommé parce qu’il était spécialement destiné à être transporté par les pigeons voyageurs, et s’en était servi comme d’un calque pour reproduire la totalité du Coran ! L’historien damascène al-Safadî (m. 764/1363), qui a vu un volume de cette copie écrite uniquement sur un côté de la feuille, en a tiré une forte impression tant le travail lui avait paru remarquable (Al-Safadî, Al-Wâfî bi’l-Wafayât, 152 [alwaraq.com]).

Les albums, qui étaient des conservatoires des traditions artistiques des grands maîtres du passé, eurent précisément pour fonction d’éviter de tels déplacements aussi coûteux qu’incertains.

HOUARI TOUATI

 Bibliographie

En plus des références citées dans le texte, voir :
Akin-Kivanç (E.), Mustafa ‘Âli’s Epic Deed of Artists. A Critical Edition of the Earliest Ottoman Text about Calligraphers and Painters is the Islamic World, Leiden, Brill, 2011.
Niewöhner-Eberhard (E.), « Die Berliner Murakka von Hafiz Osman », in Jahrbuch der Berliner Museen, 31. Bd., 1989, p. 41-59.
Roxburgh (D.J.), Our Works Point to us : Album Making, Collecting, and Art (1427-1565) under the Timurids and the Safavids, PhD, University of Pensylvania, 1996.
Derman (U.), « A Remarkable collection of Mashq », in François Déroche et alii, Art Turc : 10e Congrès international d’art turc, Genève, 1999, p. 253-259.
Zakariya (M.), « A Compendium of Arabic Script », in Nabil F. Safwat (ed.), The Art of the Pen : Calligraphy of the 14th to 20th Century, Oxford, 1996, p. 228-234.


Pour citer :
Houari Touati, « Muraqqa‘ : la tradition islamique de l’album calligraphique », in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, printemps 2014, URL = http://www.encyclopedie-humanisme.com/?Muraqqa‘