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Rhétorique dans la tradition syriaque

 Introduction

L’enseignement de la rhétorique syriaque (ummānūtā d-rhīṭrūtā « art rhétorique », ou rhīṭūrīqī « rhétorique », cf. Thesaurus, II, 3838-3839), qui décrit et prescrit les étapes de la composition et de la récitation d’un discours, fait partie du système de l’éducation, grec hellénistique (enkyklios paideia, cf. Watt 1993a), hérité par le Proche-Orient et perpétué en milieu syriaque dans les écoles monastiques pendant l’Antiquité tardive et le Moyen Âge.

Bien que les manuels et les traités de rhétorique conservés en syriaque soient plutôt tardifs (9e-13e siècle), ils reposent manifestement sur la tradition grecque. Le plus ancien document que nous possédons est la Rhétorique d’Antoine de Tagrit (9e siècle) en 5 livres (pour la tradition manuscrite de ce texte v. Watt 2003). Au 13e siècle le prêtre syro-orthodoxe Jacques Bar Shakko (aussi connu sous son nom d’évêque de Bartella Sévère Bar Shakko, m. 1241) dédie la deuxième section du premier livre de ses Dialogues à la rhétorique (Bendrat 1968), placée entre la grammaire et la poétique. Enfin, Grégoire Bar Hebraeus (m. 1286) traite de la rhétorique dans son traité intitulé Crème de la Sagesse (1285-1286) qui prend la forme d’un commentaire à la Rhétorique d’Aristote (éd. Watt 1999a).

Pour mieux comprendre les parcours suivis par la transmission des théories rhétoriques chez les syriaques, il est utile de distinguer, avec Watt (2009), entre la rhétorique au sens sophistique, qui traite des styles et de la structure de la composition littéraire, et la rhétorique au sens philosophique, qui s’intéresse aux différentes parties, classes et modalités du discours en tant que branche de la logique.

Côté sophistique et littéraire, même si le premier manuel dont nous disposons est celui, très tardif, d’Antoine de Tagrit, des traces soit de l’enseignement, soit de la pratique rhétorique chez les Syriens, peuvent être identifiées dans certains récits de la tradition littéraire syriaque (v. § 3), ainsi que dans la structure même d’œuvres telles que les homélies, les textes exégétiques et les compositions poétiques (v. § 4).

Un important véhicule des théories rhétoriques littéraires grecques en milieu syriaque est représenté par les œuvres des pères de l’Église grecs. En milieu byzantin, certains auteurs de la tradition classique étaient encore considérés comme des modèles dans le cadre de la formation et dans la production littéraire, même en contexte religieux. Ainsi le célèbre intellectuel Michel Psellos (11e siècle), donnant une liste d’auteurs exemplaires dans différents domaines littéraires, invite à retenir : « de Platon les formes du dialogue, d’Eschine le socratique la façon de disposer les mots harmonieusement, de Thucydide le style élevé, d’Hérodote l’eurythmie, riche de tout ton musical, d’Isocrate ce qui s’adapte bien au discours épidictique et aux panégyriques, de Démosthène le style judiciaire (…) » (texte selon Cavallo 2006 : 4). En outre, dans le cursus studiorum des monastères grecs, certains pères, tels que Grégoire de Naziance (que Psellos dans sa liste définit comme le « soleil » parmi les « planètes » des autres auteurs), étaient devenus les nouveaux modèles rhétoriques, autant pour la composition du discours que pour l’exégèse, en remplaçant en partie les auteurs classiques (Watt 2007b : 34).

Il est à noter que l’influence des pères grecs chez les syriaques, évidente dès le 5e siècle, s’exerce de plus en plus dans les écoles monastiques où se perpétuait le modèle de la paideia hellénistique (v. § 3). À Qenneshré (Chacis ad Belum à l’époque impériale, ville située à 25 km au sud d’Alep), par exemple, à côté d’Aristote, on traduisait les œuvres de Grégoire de Naziance, désigné par Antoine de Tagrit comme « le plus grand des rhéteurs et le prince des sophistes » (Watt 2007b : 34).

Du côté philosophique nous connaissons l’existence de traductions syriaques de la Rhétorique d’Aristote, dans le contexte de l’étude de l’art de la logique ; aucune ne nous est cependant parvenue, mais l’une d’elles a fait l’objet du commentaire déjà cité de Bar Hebraeus. Au même moment, et dans le même contexte culturel, en milieu arabo-islamique, le philosophe al-Fārābī (m. 950 ca) considéra aussi la Rhétorique et la Poétique comme des livres à étudier dans le cadre d’une seconde phase d’initiation à la théorie du discours, dédiés à l’art de la persuasion et de l’instruction, après qu’on est parvenu à maitriser le syllogisme et la « science certaine » (Watt 1999a : 4 ; Watt 2009 : 145-147).

 Œuvres rhétoriques en syriaque : compositions, traductions, commentaires

A. La Rhétorique d’Antoine de Tagrit (9e siècle, mais la chronologie de cet auteur est incertaine et le texte pourrait bien être plus tardif) se constitue de cinq livres, dont le premier est divisé en 30 chapitres (Watt 1986 ; Sewan 2000). Ce texte devint la référence standard sur le sujet, jusqu’à l’époque de Sévère Bar Shakko et de Grégoire Bar Hebraeus. Watt (1995 : 65-66) reconnaît certains points de contact irréfutables entre l’œuvre d’Antoine et la tradition grecque : Antoine divise notamment la rhétorique en trois espèces (judiciaire, délibérative, épidictique), selon la tripartition qui se trouve chez Aristote ; et chaque espèce est mise en relation avec une des trois parties de l’âme, selon la doctrine de Platon (rationnelle, passionnelle, appétitive). Dans l’œuvre d’Antoine la rhétorique épidictique reçoit néanmoins beaucoup plus d’attention et d’espace que les autres typologies de discours. Par ailleurs, la définition de la rhétorique donnée par Antoine est très proche de celle de l’orateur et historien grec Denys d’Halicarnasse (1er siècle av. J.-C.), tout en incluant des éléments de la distinction entre dialectique et rhétorique d’époque hellénistique. Antoine écrit en effet que la rhétorique est « une faculté de discours persuasif, qui possède une séquence propre, sur tout sujet sur lequel cela puisse se faire véhément, soit théorique soit pratique, ayant le pouvoir de prévaloir sur une multitude et d’amener la foule à l’obédience et à croire ce que l’on dit » (Watt 1995 : 66). La théorie épidictique des divisions d’un éloge humain rappelle le schéma rhétorique traditionnel de l’âme-corps-fortune et des quatre vertus cardinales. L’exposé des figures apparaît comme une simplification des προγυμνάσματα (progymnasmata « exercices préparatoires ») : fable (mythos), anecdote (chreia), personnification (prosōpopoeia). En dépit de ces importantes convergences, il demeure fort improbable qu’Antoine ait connu la langue grecque ou qu’il ait eu un accès direct aux sources grecques. Les citations des textes grecs dans son œuvre sont toujours dans des versions syriaques et révèlent parfois une mécompréhension du contenu due à la traduction (Watt 1986 : 55-56 ; Watt 2009 : 144).

B. Le Livre des dialogues de Jacques Bar Shakko (début du 13e siècle) se structure en chaînes de questions- réponses regroupées en deux livres. Le deuxième traité du premier livre, précédé par la grammaire et suivi de la poétique, est dédié à la rhétorique : il se fonde entièrement sur le premier livre de l’œuvre d’Antoine de Tagrit, perpétuant ainsi la tradition grecque par l’intermédiaire de son prédécesseur syriaque (Bendrat 1968 : 24-25). Bar Shakko est aussi le premier auteur syriaque à faire référence à l’œuvre d’Antoine, ce qui pourrait renforcer l’hypothèse d’une datation plus tardive de ce dernier (mais v. Watt 2009 : 145). Les 28 questions traitées par Bar Shakko portent sur la définition de la rhétorique, ses parties et ses genres ainsi que sur les détails de la composition de chaque genre de discours comme par exemple le panégyrique (question 3), l’invective (question 4) ou l’exhortation (question 5) etc. Les questions 27 et 28 portent sur l’utilité et le bénéfice apportés par l’étude de l’art rhétorique (voir Bendrat 1968 : 22-23 pour une liste complète).

C. La seule œuvre classique de rhétorique qui ait été traduite en syriaque est, à l’état actuel de nos connaissances, la Rhétorique d’Aristote. Aucun témoin manuscrit n’ayant survécu, nous ne connaissons l’existence d’une telle version que grâce à des notices indirectes données par des auteurs tels que Ibn al-Samḥ (m. 1027) et Grégoire Bar Hebraeus (m. 1286). Dans son Nomocanon Bar Hebraeus place « les trois livres de la Rhétorique » (éd. Bedjan, Nomocanon Gregorii Barhebraei 7,9. Paris/Leipzig 1898, p. 106, 11.3-13) parmi les œuvres qui devraient être lues dans les écoles, dans le cadre de l’étude de l’Organon (Watt 1993 : 65). Une des lettres de l’évêque de Qenneshré Sévère Sébokht, datée de 666-667, adressée au périodeute Yonan, a été longtemps considérée comme traitant de quelques points de la Rhétorique d’Aristote, à cause de la présence, dans son texte de l’expression ummānūtā mlīltā, littéralement « art de la parole ». On en a déduit l’existence d’une version syriaque antérieure à la deuxième moitié du 7e siècle. Une analyse attentive du contenu de la lettre a cependant révélé qu’elle traitait plutôt de logique et de la doctrine du syllogisme (Watt 2003 et Hugonnard-Roche 2015). Une version syriaque du texte par Isḥāq Ibn Hunayn (m. 910) est supposée par une partie de l’historiographie. Isḥāq aurait procédé à la révision d’une traduction précédente, du 6e siècle, de laquelle il ne nous reste cependant aucune trace (Aouad 1989, Watt 2003).

D. Le seul commentaire syriaque à la Rhétorique d’Aristote que nous possédons se trouve dans l’ouvrage intitulé Crème de la Sagesse de Grégoire Bar Hebraeus, dans la section dédiée à la Rhétorique et la Poétique d’Aristote. Le Livre de la Rhétorique (ktābā d-rīṭōrīqā) est le 8e des 9 livres de la section consacrée à la Logique, c’est-à-dire la même place qu’il occupe dans le Kitāb al-Šifā’ d’Ibn Sīnā (publié en 1027), dont l’œuvre de Bar Hebraeus s’est inspirée. Cet emplacement révèle que le texte est conçu comme une partie de l’œuvre philosophique, liée à la doctrine du syllogisme, et pas comme un manuel de rhétorique en soi, à l’usage des écoles. Au sens général, le texte de Bar Hebraeus est une paraphrase de celui d’Ibn Sīnā, au sein duquel il ajoute aussi d’autres informations extraites surtout d’œuvres de la tradition grecque. On peut donc parler d’une adaptation. Dans le cas du livre de la Rhétorique, Bar Hebraeus combine le Šifā’ avec la Rhétorique d’Aristote même, en ajoutant des exemples extraits de la littérature grecque, que l’on ne retrouve pas chez Ibn Sīnā (une liste complète des divergences entre les deux textes se trouve dans Watt 1999a : 24-27). En général, ces différences montrent une proximité majeure de Bar Hebraeus avec la version arabe du texte aristotélicien (l’analyse lexicale des divergences dans Watt 1999a révèle qu’il se servait, vraisemblablement, d’une version syriaque précédente). Le texte de Bar Hebraeus se compose des chapitres suivants : 1. Utilité de la rhétorique, bases logiques de la discipline et les trois espèces (edšē) de la rhétorique ; 2. Rhétorique délibérative (melkānāyā) ; 3. Rhétorique épidictique (mḥawyānā) ; 4. Rhétorique judiciaire (dīqānīqāyā) ; 5. Des habitudes (‛yādē) et des passions (ḥašē) de l’âme ; 6. Formes communes aux trois espèces de la rhétorique ; 7. Terminologie rhétorique et son organisation.

 L’enseignement de la rhétorique en milieu syriaque

Bien qu’il nous manque des témoignages documentaires explicites, un certain nombre d’indices suggèrent une continuité dans l’enseignement et dans la pratique de la discipline rhétorique au sein des écoles monastiques de l’époque hellénistique au Moyen Âge. Dans le système de l’éducation hellénistique – poursuivi au Proche-Orient à des degrés divers durant l’Antiquité tardive et une bonne partie du Moyen Âge – la rhétorique faisait partie de l’enseignement supérieur, destiné aux membres de l’élite cultivée et dirigeante, qui poursuivaient une carrière politique ou littéraire. En même temps, elle était un des sept arts libéraux (grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, géométrie, astronomie, musique), qui constituaient l’enkyklios paideia ou « éducation générale », la base de toute éducation de niveau supérieur (Watt 1993 : 46). L’étude de la rhétorique était ainsi associée à celle de la grammaire et de la poésie. L’éducation primaire était assez diffusée pour que les élites araméennes, cultivées et souvent bilingues (par exemple dans la ville d’Édesse), y accèdent ; l’éducation secondaire quant à elle, d’accès plus restreint, se faisait en langue grecque. En milieu syriaque, le modèle d’éducation et d’étude hellénistique fut absorbé, adapté et perpétué au cours des siècles dans les monastères (tels que Mār Mattai, Qenneshré 6e-8e siècle). À partir du 6e siècle, dans le cadre d’enseignements supérieurs, le syriaque se substitua progressivement au grec, dont l’influence linguistique s’était affaiblie. C’est dans ce contexte que furent réalisées les premières traductions syriaques d’œuvres de la tradition classique, au nombre desquelles figurent la version syriaque des œuvres médicales de Galien par Sergius de Rešaynā (m. 536), l’adaptation de la Téchne Grammatiké du Pseudo-Denys le Thrace par Joseph Ḫuzaya, les trois traductions des Catégories d’Aristote faites au 6e (anonyme) et au 7e siècle (par Jacques d’Édesse et Georges évêque des Arabes) et celles du Peri Hermeneias par Proba (6e siècle) et Georges évêque des Arabes (Hugonnard-Roche 2004). Comparativement aux autres domaines de la formation linguistique, littéraire et philosophique, les traductions des textes rhétoriques sont rares et tardives, à tel point que l’extension et la diffusion des études proprement rhétoriques en milieu syriaque, parallèlement à la simple éducation grammaticale, ont été mises en cause. Toutefois, l’existence d’une pratique de la rhétorique émerge clairement de la production littéraire, ainsi que des récits qui nous indiquent la persistance d’enseignements formels de la rhétorique dans certains centres de culture syriaque. Un récit rapporté dans l’Histoire de Jean bar Aphtonia (début du 5e siècle, éd. Nau 1902), fondateur du monastère de Qenneshré, a été interprété comme un témoignage de la présence de centres d’éducation hellénisants et de la reproduction du modèle des écoles grammaticales et rhétoriques grecques au sein des monastères syriaques (Watt 1999b). Le monastère de Qenneshré fut, entre le 7e et le 8e siècle, un des principaux centres d’étude de la culture grecque en Syrie, où travaillèrent d’importants maîtres comme Severus Sebokht et Jacques d’Édesse. Revenons un siècle en arrière : à l’époque hellénistique, une partie des habitants de la ville de Qenneshré était hellénophone et la cohabitation d’indigènes et d’hellénophones s’était poursuivie jusqu’au début de l’Antiquité tardive (Phenix 2008 : 48, 56). La figure de Jean bar Aphtonia incarne le passage de la forme de transmission culturelle de l’école hellénistique (grecque ou bilingue) à celle du monastère (principalement syriaque). L’auteur (anonyme) de la biographie Jean bar Aphtonia déclare être l’un des moines qui le suivirent du monastère de Saint-Thomas de Séleucie à Qenneshré. Selon cette biographie, le père de Jean était versé dans la connaissance profane et maître dans l’art rhétorique (ummanūtā d-rheṭrūtā). À la mort de son père, la mère (Aphtonia) envoya certains de ses fils dans une école de rhétorique judiciaire pour y apprendre les memrē ū-nāmūsē, c’est à dire « les discours et les lois », tandis que Jean devint, à l’âge de 15 ans, élève au monastère de Saint-Thomas, centre d’étude de la littérature grecque, où il reçut probablement une éducation grammaticale bilingue (Watt 1999b : 160). Comme on le verra au § 4, l’organisation et le style de l’Histoire révèlent aussi une très forte empreinte rhétorique classique. Une autre biographie de Jean bar Aphtonia, contenue dans l’Historia Ecclesiastica du Pseudo-Zacharie, le décrit comme éloquent (mlīlā) dans la langue grecque. Cette épithète est attribuée fréquemment à Jean dans ce deuxième texte. Un lien clair est établi entre la figure de Jean, les études rhétoriques et la fondation du monastère de Qenneshré, où il promut une culture hellénisante. Des informations similaires se trouvent dans la Vie de Rabboula (première moitié du Ve siècle ?), qui rapporte qu’« il fut éduqué dans les livres des Grecs, comme les autres fils des élites en Qenneshré » (Phenix 2008 : 55).

L’existence et la circulation littéraire d’une traduction de l’Iliade d’Homère (dérivée probablement de la version perdue de Théophile d’Édesse, m. 775), dont des fragments sont conservés chez Antoine de Tagrit et Jacques Bar Šakko, suggèrent également un usage dans le contexte de l’enseignement rhétorique. La lecture et l’interprétation des poètes, Homère en premier, était une étape de l’éducation grammaticale, poétique et rhétorique hellénistique, et sa conservation dans le milieu chrétien de culture syriaque est un indice de la survivance de cette partie de l’ancien cursus studiorum.

Enfin, Antoine de Tagrit (9e siècle), dans le cinquième livre de sa Rhétorique (éd. Watt 1986), fait mention explicite de la réunion organique, dans la science grecque, de la grammaire, de la rhétorique et de la poétique, tout en affirmant que les Syriaques, les Perses et les Arabes manquent d’une telle systématicité et formalisation de l’enseignement et qu’ils suivent des pratiques dans leurs compositions littéraires, tout en ignorant leurs origines théoriques : « Par exemple, un Syrien peut utiliser les points des lettres, les noms, les verbes, les pronoms, les participes, les nombres singulier et pluriel, les cas, les comparatifs, c’est-à-dire toutes les parties de l’art grammatical (…) sans discrimination (pūršānā) ni art (ummanūtā), mais simplement par l’exercice (dūršā), l’aptitude et le pouvoir de discernement ; un peu comme lorsque un roi utilise une tablette à écriture (pātūrā, pīnkā) ou un rouleau (mgalā) (…) sans savoir comment ils ont été faits » (éd. Watt 1986 : 480, 7-8). L’affirmation de l’absence, en milieu oriental, de textes prescriptifs qui encadrent systématiquement la composition littéraire a été interprétée comme une exagération de la part d’Antoine, destinée à mettre en valeur l’exceptionnalité de son œuvre. Du moins ce passage révèle-t-il une connaissance réelle de la structure de l’enseignement grammatical et rhétorique grec, tel qu’il était figé dans la tradition textuelle (Watt 1993 : 53).

  La rhétorique dans la pratique littéraire des auteurs syriaques

Un autre point d’observation de l’application des théories rhétoriques chez les Syriaques est l’étude de la structure des textes littéraires. Plusieurs compositions homilétiques, hymnes religieux, mais aussi textes narratifs et œuvres scientifiques reflètent, dans leur schéma de composition, certaines prescriptions et catégories propres à la rhétorique classique.

Dans ses caractères généraux, la théorie classique de l’oraison prévoyait les étapes suivantes : l’invention (gr. εὑρησις, heyrhēsis, lat. inventio, la recherche des arguments fonctionnels aptes à soutenir une thèse), la disposition (gr. τάξις, taxis, lat. dispositio), le style (gr. λῆξις, lēxis, lat. elocutio), la mémoire (gr. μνήμοσυνη, mnēmosynē, lat. memoria), l’exécution (gr. ὑπόκρισις, hypokrisis, lat. actio). Les expositions théoriques étaient souvent accompagnées de progymnasmata, ou exercices préparatoires, qui se trouvent, par exemple, à la fin de la Rhétorique d’Aristote, et qui donnent son titre à l’œuvre du maître de rhétorique Aphtonios d’Antioche (deuxième moitié du 4e siècle A.D.).

Les Discours (memrē) sur Joseph (Phenix 2008), attribués avec quelques incertitudes à Balai de Qenneshré (première partie du Ve siècle), représentent un des plus anciens témoins de l’application des théories rhétoriques à la composition d’une œuvre littéraire syriaque. L’auteur substitue aux grands morceaux de la narration traditionnelle de l’histoire de Joseph, telle qu’on la retrouve dans la Genèse, des discours directs de personnages, en créant aussi des dialogues qui ne reposent pas sur le récit biblique. La structure rhétorique des discours des personnages dans les Discours sur Joseph est conçue pour convaincre le public de l’interprétation morale que l’auteur du texte donne de l’histoire de Joseph. Tous les discours du texte se caractérisent par la structure en proemium ou exortio, argumentum (présentation des preuves par l’orateur), conclusio (péroraison) (Phoenix 2008 : 182). En outre, le texte est entièrement structuré selon des figures rhétoriques liées à la théorie grecque : on y trouve en effet les différentes techniques d’emphasis (parēchesis, la répétition d’un mot ; epanalepsis, le même mot ouvre et ferme une phrase ; synonymie etc.) ; les questions rhétoriques, que l’on retrouve adressées soit au public dans les prologues, soit aux personnages du récit, même dans la forme de la diatribē, une série de questions rhétoriques et de réponses etc. (Phenix 2008 : 163-182).

Un procédé dans une certaine mesure analogue a été observé dans la version syriaque des Actes de Philippe (Ruani 2015 : 341-342 ; éd. Wright 1871 : ܨܛ-ܥܕ), où de nombreuses citations de l’Ancien Testament, qui apparaissent sous la forme de discours plus ou moins directs, sont utilisées pour décrire et soutenir l’action apostolique de Philippe. Ruani attribue à ces citations la fonction de testimonia, autrement dit, cet auteur y voit « des citations de l’Ancien Testament regroupées par les chrétiens des premiers siècles de notre ère et utilisés pour prouver, à la manière des témoins juridiques, la validité de certaines doctrines relatives au Christ et à l’Église » (Ruani 2015 : 342). Même l’Histoire de Jean bar Aphtonia (début du 5e siècle, v. § 3), contient des éléments de composition qui font écho aux prescriptions rhétoriques classiques. En plus du contenu de la narration, la structure même du portrait de Jean répond aux critères de la rhétorique épidictique (un discours laudatif ou panégyrique), puisqu’il se compose des parties suivantes : 1) proemium ; 2) ville et pays de naissance (patris et genos) ; 3) naissance et éducation (genesis et anatrophe) ; 4) éducation, nature corporelle, activités quotidiennes (paideia, physis, epitēdeumata) ; 5) actes (praxeis) ; 6) mort ; 7) épilogue. L’une des sections qui s’éloigne le plus du schéma classique est celle des praxeis, où l’on liste les vertus du protagoniste du récit (corporelles, liées à la fortune, à la guerre et la paix, ainsi que les quatre vertus cardinales : courage, justice, tempérance et prudence). L’auteur de la biographie dresse un panégyrique de Jean centré plutôt sur les aspects miraculeux de certains épisodes de sa vie, tout au long d’une narration de ses actes. En général, c’est dans les éloges et dans la sélection des vertus opérés au sein des textes chrétiens que l’on observe une majeure discontinuité par rapport au modèle de composition grecque, les textes chrétiens privilégiant notamment la pauvreté et la chasteté (Watt : 1999b : 162-167).

Le memrā de Narsaï (m. 500 ca) sur les « trois pères docteurs nestoriens » (publié par Martin, Journal Asiatique 14, 1899), c’est-à-dire Théodore de Mopsueste, Diodore de Tarse et Nestorius, a aussi été analysé comme un exemple de composition rhétorique judiciaire (McVey 1983). La structure du texte, l’ordre des arguments et les procédés stylistiques correspondent dans les détails aux prescriptions de la rhétorique gréco-romaine décrite dans l’Institutio Oratoria de Quintilien, rhétorique selon laquelle l’oraison doit se composer de 5 sections : proemium, narratio, probatio, refutatio, peroratio. Le texte de Narsaï se compose en effet 1) d’un proemium introductif où l’auteur s’adresse à son public : « Mes Frères, une juste indignation m’a fortement angoissé à cause des justes … Avec une grande injustice les rebelles ont opprimé ceux qui connaissent la vérité » (Martin 1899 : 469-470) ; 2) d’une section narrative où l’on décrit les événements qui ont produit la nécessité du discours, notamment la jalousie des forces démoniaques pour le succès des enseignements des trois maîtres ; 3) le but du memrā est de démontrer et prouver que la lutte des trois docteurs contre leurs ennemis représente la lutte de tout homme juste contre les hérétiques ; 4) les cas des trois docteurs sont examinés individuellement ; 5) réfutation des arguments des détracteurs des trois maîtres et des accusations qui leur ont été portés ; 6) appel final au public, ou péroraison, panégyrique des trois docteurs, condamnation des hérétiques et des schismatiques et conclusion (Le Liber Graduum, une collection de 30 memrē précédés par une introduction, révèle aussi, dans sa structure, une influence du modèle rhétorique grec. Le texte a été considéré comme un exemple du genre délibératif, appliquant à la discussion théologique les méthodes du discours politique, tout en s’orientant vers des quaestiones infinitae (« problèmes généraux »), au lieu des quaestiones finitae politiques (Böhlig 1987 : 299) ; autres textes révélant une composition établie selon les critères et les règles de cette rhétorique : les hymnes d’Éphrem (Botha 1988), les Demonstrationes d’Aphraate (Murray 1983), la Vie de Rabboula (Bowersock 2000).

Un lieu très intéressant de l’application des théories rhétoriques dans la littérature syriaque est celui des préfaces étudiées par Riad (1988). Riad observe en effet que les préfaces suivent pour la plupart une structure constante : elles comprennent une demande ou invitation que l’auteur a reçu à écrire sur un sujet donné, une dédicace, une expression de réticence à écrire en raison de son incompétence, les raisons pour lesquelles il a écrit et, enfin, une prière où il demande l’assistance de Dieux ou de Notre Seigneur dans son exposition. Le créneau thématique des préfaces, où l’auteur expose le sujet de son discours ou de son œuvre, s’articule souvent à des classifications des genres littéraires qui remontent aux théories du discours grecques : « Nous retrouvons ici des lieux communs (topoi) qu’on peut ultimement faire remonter aux questions préliminaires proposées par les commentateurs néoplatoniciens alexandrins de l’Organon d’Aristote : différents genres réclamant différentes applications » (p. 15).

Le statut très particulier de la préface réside dans le fait qu’elle établit un premier lien entre l’auteur, son texte et le public des lecteurs/auditeurs. C’est pour cette raison qu’en plus de l’observation de la composition des textes, celle de la préface nous informe sur un autre domaine fondamental de l’influence de la rhétorique grecque sur la culture syriaque : celui de la lecture et de l’exégèse. Comme le montre Riad (p. 42), les premiers commentaires syriaques aux œuvres théologiques et philosophiques ont exercé une influence décisive dans l’introduction dans la culture syriaque de la logique aristotélicienne, y compris dans ses composantes rhétoriques. À cet égard, le cas le plus significatif de ces commentaires est celui de Proba d’Antioche (6e siècle) au Peri Hermeneias d’Aristote où, au début, l’auteur énumère sept têtes chapitres ou sections (qephalayē) qu’il invite à rechercher dans tout type de livre : 1) son but (nīšā), 2) son utilité (ḥāšḥūtā), 3) son authenticité (d-mānaw ītāwhy ḥatītā’it), 4) son ordre (ṭaksā), 5) la cause de son titre (‛eltā d-rūšmā), 6) sa division en chapitres (pūlāgā da-l-qepālē), 7) à quoi il remonte (lwāt mānāw sāleq) (Riad 1988 : 42 ; éd. Hoffmann 1873 : 62-64 texte syr., 90-91 trad. lat.). Cette classification, mise en relation par Riad avec des sources grecques, en particulier avec la littérature de type isagogique des commentaires à Aristote (notamment celui d’Ammonius, pp. 43-45), se retrouve, à travers les siècles, dans la plupart des préfaces aux œuvres syriaques, et donc dans la structure des textes mêmes. La structure des préfaces est la manifestation d’une relation programmatique et méthodologique entre l’organisation du discours au niveau de la composition, d’une part, et la lecture et la réception du texte, d’autre part. On relève à travers la technique des commentaires et les œuvres d’introduction philosophique que l’exégèse syriaque emprunte dès ses débuts le modèle logique et rhétorique grec.

MARGHERITA FARINA

 Bibliographie

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Böhlig, A., « Zur Rhetorik im Liber Graduum », in IV Symposium Syriacum, 1984 : Literary Genres in Syriac Literature (Groningen – Oosterhesselen 10-12 September), éd. Drijvers, H. J. W., Lavenant, R., S. J., Molenberg, C. et Reinink, G. J., Roma, Pontificium Institutum Studiorum Orientalium, 1987, p. 297-305.
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Pour citer :
Margherita Farina, « Rhétorique en syriaque », in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, mai 2017, URL =http://encyclopedie-humanisme.com/?Rhetorique-en-syriaque