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Dar al-‘ilm

La Maison de la science fatimide

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Jusqu’à la fin du IXe siècle, les grandes collections de livres étaient restées confinées à la sphère de la cour ou aux domiciles des riches patriciens et des lettrés fortunés. Seul le bon vouloir de leurs propriétaires les rendait alors accessibles. Au tournant du IXe et du Xe siècle, une évolution se dessine en faveur de leur insertion dans l’espace public grâce au waqf, un cadre juridique bâti sur l’intérêt général. La « maison de la science » (dâr al-‘ilm) ou de la « sagesse » (hikma) est la principale forme institutionnelle à travers laquelle les collections de livres se socialisent dans les grandes cités d’Orient. Héritière du « Trésor » ou de l’ « Armoire de la sagesse », elle en garde la visée encyclopédique et l’ambition universelle ; d’où une certaine continuité entre les deux institutions que tempèrent toutefois deux différences fondamentales, l’une juridique, l’autre académique.

 Un modèle de bibliothèque polymathique

La première « maison de la science » est fondée à Mossoul, en Syrie du Nord, par un lettré de cour abbasside, Ja‘far b. Hamdân (m. 323/934) qui, après l’avoir dotée d’une bibliothèque garnie de livres de « toutes les sciences », l’avait instituée en waqf pour la rendre légalement accessible à « tous les quêteurs de science » (Y. Eche se trompe lorsqu’il dit que cette Maison de la science possède toutes les caractéristiques des institutions du même genre à l’exception de son statut de fondation waqf, Les bibliothèques arabes, p. 99, 102). Ce statut légal permettait aux lettrés nécessiteux d’y trouver le papier dont ils avaient besoin pour la copie et aux étrangers le gîte et le couvert. C’est ce qu’avait fait le Fils de l’Astrologue, un demi-siècle plus tôt, lorsqu’il a constitué dans la banlieue de Bagdad, une l’Armoire de la sagesse. La différence est qu’à Mossoul tout était consigné dans une charte établie devant le juge et contresignée par ses témoins instrumentaires. Ouverte tous les jours, la bibliothèque disposait d’un personnel commis à sa gestion et à son entretien. Lié à la cour de Bagdad, son fondateur était, lui-même, souvent absent. Mais lorsqu’il était présent, il y animait un cercle d’enseignement dans laquelle il dictait ses propres poésies, ainsi que la production de poètes plus illustres – le grand al-Buhturî (m. 284/897), avec lequel il entretenait des échanges épistolaires réguliers, était l’un de ses amis. Il y enseignait également la philologie et le droit, selon l’école shâfi‘ite. Car le mécène était d’obédience sunnite. Sans que l’on sache pourquoi, ni comment, « un groupe d’habitants de Mossoul l’a jalousé pour sa position et son prestige auprès des califes, des vizirs et des ulémas ». Il a obtenu son expulsion de la ville ; ce qui l’a contraint à s’installer à Bagdad où on perd sa trace (Yâqût, Irshâd, II, p. 794). Il disparaît des sources en même temps que son œuvre, victime des persécutions d’ulémas sunnites, comme son fondateur, mais assez fanatiques pour mal supporter dans leur cité qu’une une bibliothèque ouverte à tous soit en partie dédiée à la sagesse grecque.

Cet ostracisme en milieu sunnite explique peut-être les raisons pour lesquelles, lorsqu’on entend de nouveau parler d’institutions conçues sur le même modèle juridico-institutionnel, c’est pour apprendre aussitôt que leur création était surtout le fait de mécènes chiites. Ainsi se constitue-t-il à Bagdad, quelque soixante-dix ans plus tard, une Maison de la sagesse à l’initiative d’un vizir persan au service des Buwayhides, chiite comme ses maîtres qui tenaient le califat affaibli sous leur tutelle depuis le milieu du Xe siècle. À une date se situant entre 991 et 993, ce dignitaire politique a acheté un immeuble dans le populeux quartier chiite de Karkh, l’a rénové et l’a pavé de marbre pour en faire le lieu de sa fondation. Dix mille cinq cents ouvrages, dont certains étaient luxueusement calligraphiés, y sont constitués en waqf. Bientôt, la renommée de l’institution lui attire les faveurs de savants et de lettrés soucieux de mettre leurs ouvrages en lieu sûr aussi bien que de les rendre accessibles. Le grand médecin chrétien de Bagdad, Jubrâ’îl b. Bakhtisû‘ (m. 396/1005), par exemple, lui fait donation de son Pandectes en cinq volumes qui faisait autorité (Al-Qiftî, Târîkh al-Hukamâ’, 149). Car la bibliothèque n’admettait d’accueillir que des chefs-d’œuvres, considérés comme tels parce qu’ils étaient composés par des écrivains reconnus, copiés par des savants de renom ou calligraphiés par de grands maîtres. Pour – selon sa propre formule – « éterniser son nom », un scribe d’État fatimide lui a du Caire expédié les deux premiers volumes de ses recueils d’épîtres et de poésies, en attendant d’envoyer le reste, une fois que les responsables de la Maison de la science eurent donné leur accord (Yâqût, Mu‘jam al-Udabâ’, I, 259). De nouveau, la prestigieuse collection est créditée de pouvoirs extraordinaires puisqu’il lui est prêté rien moins que d’abolir le temps.

Par sa visée encyclopédique, cette institution pouvait accueillir des ouvrages profanes aussi bien que religieux, scientifiques que littéraires. Le catalogue dressé par le fondateur rend compte de cet horizon intellectuel. Selon une source médiévale tardive, il s’ouvrait sur ces termes :

« Au nom de Dieu clément et miséricordieux. Voici un catalogue réuni par Sâbûr b. Ardashîr qui énumère des exemplaires du Coran, ainsi que des ouvrages des sciences qui en dépendent pour sa signification, de ses commentaires et de ses lectures canoniques, du droit [selon les rites chiites, sans doute], de prières, de partage des successions, de sciences [religieuses] selon les différents rites [sunnites], de théologie, de controverses et disputations, des écrits des gens de la famille du Prophète, des traités de généalogies, de philologie, de grammaire, de prosodie et de versification, des recueils de poètes […], d’anecdotes littéraires, de chroniques historiques, d’épîtres, [des ouvrages] de médecine, d’astronomie, de philosophie, de géométrie et de bien d’autres sciences » (Sibt ibn al-Jawzî, Mir‘ât, cité dans Y. Eche, Les bibliothèques arabes, p. 104-105).

Cette énumération est révélatrice de l’architecture de la bibliothèque qui, en s’ouvrant sur le livre fondateur de l’islam, ses exégèses et ses lectures canoniques, décline immédiatement une identité religieuse islamique. Ce qui suit nous rappelle qu’on est en présence d’une institution d’obédience chiite. Le reste de la liste montre que celle-ci refuse néanmoins de verser dans le sectarisme ; les traités religieux sunnites figurent en bonne place. Livres chiites et livres sunnites appartiennent au même horizon linguistique, car ils sont tous écrits en arabe, la langue qui est en fait celle de toute la bibliothèque. Pourtant l’institution n’est pas vraiment religieuse, et encore moins ethnique. Ses collections ont une envergure encyclopédique indéniable. Avec l’islamité et l’arabicité, la grécité est en effet l’un de ses trois piliers. Le ciment soudant l’ensemble de l’édifice reste tout de même de nature dogmatique. Aussi bien pèse-t-il sur l’ordre des livres qui en découle le primat de la détermination religieuse. Figure de la polymathie, la Maison de la science de Sâbûr ne renonce pas à être une institution à l’identité islamique forte. Ses origines chiites finissent par la rattraper en 1059 lorsque, profitant de la montée en puissance des Seldjoukides qui venaient au nom du sunnisme de placer à leur tour le califat sous leur contrôle, la populace sunnite de Bagdad l’a incendiée (Ibn al-Jawzî, Al-Muntazam, 3666).

À l’exemple de celle de Mossoul, cette maison de la science a aussi tenu de lieu d’étude (Yâqût, Mu‘jam al-Udabâ’, 1117). Un cadre d’enseignement, c’est aussi ce qu’a été l’institution en tous points semblable fondée à Basra à la même époque. En plus de son statut de fondation de droit « public », de l’ambition encyclopédique de ses collections de livres, elle était en mesure de dispenser un enseignement théologique à caractère rationaliste (Al-Muqaddasî, Ahsan al-Taqâsîm, p. 413, qui rappelle qu’ « un maître s’y tenait en permanence pour enseigner la théologie rationaliste-mu‘tazilite »). À la différence de celle de Bagdad, cette bibliothèque était d’inspiration sunnite. D’autres bibliothèques publiques de même obédience semblent avoir fonctionné sur le même modèle. Mais il est vrai que les plus célèbres, celles sur lesquelles on dispose aussi de plus d’informations, sont d’émanation chiite. Celles de Tripoli et du Caire s’articulent explicitement sur un projet de concentration des pouvoirs politique et économique et de totalisation des savoirs.

Pour asseoir, leur jeune autorité politique sur Tripoli, sur le plan culturel, les Banû ‘Ammâr ont autour de 1080 créé une maison de la science qu’ils ont conçue comme un symbole de leur souveraineté sur la ville. Malheureusement, cette institution n’a fonctionné qu’une trentaine d’années. Après avoir conquis la ville en 1109, les Croisés ont mis fin à son existence, en livrant – semble-t-il – ses livres aux flammes. Combien étaient-ils, ces livres ? Une source chiite parle, mais de manière exagérée, de trois millions de volumes, parmi lesquels il y avait cinquante mille corans et vingt mille commentaires. Contredisant ces chiffres rhétoriques, une source sunnite évalue le fonds de la bibliothèque à deux cents mille volumes (Y. Eche, Les bibliothèques arabes, 118). Bien que plausible, au regard des dimensions des grandes collections de l’époque, ce nombre reste impressionnant. Il rappelle que les grands collectionneurs polymathes, qui ne se contentaient pas d’embrasser toutes les figures du savoir, aspiraient à réunir toutes les quantités de livres possibles. Ainsi pouvaient-ils travailler à l’universalité de leurs collections d’un point de vue tant encyclopédique que morphologique.

De toutes les maisons de la science, celle qui est fondée par al-Hâkim au Caire, en 1005, est la plus importante, mais également la plus prestigieuse. Intégrée dans le complexe palatial, elle était située à la pointe nord-est du Petit Palais occidental d’où on y accédait. L’édifice élevé pour abriter cette institution avait été meublé et décoré selon les goûts du calife qui, pour en garnir la bibliothèque, avait fait sortir de la sienne une grande quantité de livres. Ces ouvrages appartenaient à toutes les catégories du savoir profane et religieux. Beaucoup avaient une grande valeur artistique du fait qu’ils étaient exécutés par les plus grands calligraphes spécialisés dans l’« écriture proportionnée » (al-khatt al-mansûb), un art venu de Bagdad. D’accès libre, la bibliothèque était ouverte à tous, sans distinction d’appartenance religieuse. Les lettrés y pouvaient lire des livres, mais aussi les copier sans frais, dans la mesure où le calife l’avait pourvue d’une dotation qui lui permettait d’acheter le papier, l’encre et les calames mis à la disposition des lecteurs et des utilisateurs (Al-Maqrîzî, Itti‘âdh, II, p. 56 ; Al-Maqrîzî, Khitat, I, p. 445 et 458-460).

 Un centre d’étude

En créant cette institution, le calife visait – après avoir essayé en vain les méthodes expéditives de la persécution – à atteindre, sur le terrain apparemment désintéressé de la bibliophilie, l’objectif politique qui consistait à rallier l’élite lettrée d’une population que son sunnisme rendait majoritairement réfractaire à un pouvoir politique dont l’obédience chiite était mal enracinée socialement. L’administration de sa maison de la science est de manière toute politique confiée à un éminent traditionniste sunnite. Certains professeurs nommés étaient eux-mêmes sunnites : ils enseignaient la grammaire, les lectures coraniques et, bien sûr – grande concession au rite juridico-religieux majoritaire en Égypte –, le droit mâlikite. Cela signifie que, outre qu’elle abritait une bibliothèque, la maison de la science dispensait plusieurs enseignements. Que des matières religieuses canoniques aient été enseignées a fait dire à certains historiens que l’institution d’al-Hâkim fonctionnait moins comme une véritable dâr al-‘ilm que comme une madrasa, la sorte de collèges dont les Seldjoukides ont généralisé l’implantation en Orient, à partir du milieu du XIe siècle dans un esprit militant de propagation du sunnisme (A.F. Sayyid, La capitale de l’Égypte jusqu’à l’époque fatimide, 575). Ces historiens ont soutenu que les matières spéculatives, comme la théologie et la logique, n’y étaient pas dispensées. Pourtant, nos sources signalent bien l’enseignement de l’astronomie et de la médecine. S’il n’est pas fait explicitement mention des mathématiques, on sait que, pour étudier l’astronomie, il faut d’abord passer par la géométrie – et y exceller parfois, comme ‘Alî b. Yûnus (m. 430/1039), auteur de Tables qui portent le nom d’al-Hâkim. Ainsi pour l’année 1013, il est signalé à la maison de la science un « groupe de spécialistes d’arithmétique et de logique ». Les philosophes ne sont pas loin. La logique est considérée comme une propédeutique à l’étude de la philosophie qui, selon une tradition héritée des Grecs, était également inscrite dans le cursus des études médicales. Ainsi le médecin personnel d’al-Hâkim, Ya‘qûb b. Nistâs, issu d’une famille chrétienne de médecins, était-il versé dans l’étude de la philosophie et du quadrivium.

Cependant, l’ouverture de la Maison de la science du Caire en direction du sunnisme est assez vite contrariée. Quatre ans plus tard, al-Hâkim y a brutalement mis fin, en ordonnant l’exécution des deux professeurs de grammaire et de lectures coraniques – les autres doivent se cacher pour éviter le même sort Ibn Khallikân, Wafayât, éd. I. ‘Abbâs, Beyrouth, s.d.e., 8 vol., I, p. 372). Mais l’institution n’a pas fermé ses portes. Ces ressources financières sont mêmes renforcées. En 1010, al-Hâkim constitue à son profit et à celui des trois grandes mosquées de la ville des legs pieux destinés à mieux subvenir à leurs charges financières (al-Maqrîzî, Khitat, I, 459 ; II, 273-275). Les dépenses couvertes montrent cependant que la Maison de la science ne fonctionne plus que comme bibliothèque. Le seul lettré appointé en est le directeur, le même qui avait échappé à la purge de 1009. Mais voilà qu’en 1012 les sources signalent la reprise des enseignements. Cette année-là, le calife a reçu à sa cour un groupe représentatif de chaque corps de savants de son institution. Tour à tour, des spécialistes de mathématiques et de logique, des juristes et des médecins ont disputé devant lui. Après quoi, ils ont reçu des robes d’honneur et d’autres présents qui étaient autant de dons de souveraineté.

Les liens avec les lettrés sunnites sont de nouveau au beau fixe. Cette même année, al-Hâkim a coup sur coup multiplié les marques de réconciliation. D’abord, il a mis fin à la damnatio memoriae de ceux que les sunnites considèrent comme leurs « Pieux ancêtres » (al-Salaf al-Sâlih). Ensuite, il a fait don à la Vieille-Mosquée, symbole du rite religieux majoritaire dans le pays, plus de 1 290 exemplaires du Coran, quand une autre mosquée sunnite en a reçu 314. Il est allé jusqu’à faire ce qu’aucun calife fatimide n’avait jamais osé avant lui : aller prier un vendredi à la Vieille-Mosquée où il est ovationné par les fidèles qui lui ont offert des corans qu’il a accepté volontiers, non sans avoir institué deux rares spécimens en fondation pieuse (Al-Maqrizî, Al-Itti‘âdh, II, p. 96-97). Ce lien retrouvé avec le sunnisme, la Maison de la science semble l’avoir entretenu jusqu’en en 1020, année de la disparition d’al-Hâkim.

D’où venaient les livres que ce calife avait déposés dans sa Maison de la science ? De la bibliothèque du palais qui était, à la manière abbasside, élevée sur des principes polymathiques. On sait l’admiration qu’al-Hakam a vouée à al-Ma’mûn (813-833), le plus lumineux de tous les princes polymathes. Un historien fâtimide a en effet relevé combien « al-Hâkim chercha à imiter al-Ma’mûn et visa à atteindre ses objectifs en se préoccupant des sciences des Anciens, en se consacrant l’astronomie et en ordonnant que l’on procédât à des observations pour déterminer [le mouvement] des astres » (Al-Maqrîzî, Itti‘âdh al-Hunafâ, éd. Hilmî M. Ahmad, Le Caire, 1390/1971, 3 vol., II, p. 117). Ce n’est pas la première fois que les Fatimides sont décrits fascinés par le prestige culturel des Abbassides. En 973, le vizir Abû Ja‘far Muslim a exhibé devant son maître al-‘Azîz (qui était lui-même un collectionneur polymathe), un Coran qui lui avait coûté quatre cents dinars et « dont on disait qu’il avait appartenu à Yahia b. Khâlid le Barmécide (m. 190/805) », le précepteur et garde du sceau du Hârûn al-Rashîd. Le calife fatimide a jugé le livre « digne d’admiration ». Mais au jeu de la défiance et de l’ostentation, il n’est pas de bonne politique qu’un souverain se fasse « aplatir » par l’un de ses sujets quel que soit son rang. Le calife, qui le sait, a riposté comme il se doit : « Tu as voulu t’illustrer devant nous, eh bien, à notre tour de nous glorifier ! », tance-t-il son vizir. Puis, de sortir un exemplaire coranique en deux volumes « comme on n’en avait jamais vu d’aussi beau tant en raison de sa calligraphie que de sa dorure et de sa reliure ». Comme le Coran du vizir, celui du calife était d’origine prétendument abbasside. Et de la même manière que l’un était supposé avoir appartenu à un vizir, l’autre devait être attribué à un calife. « Ce Coran est de la main d’al-Mansûr », plastronne al-‘Aziz (Al-Maqrizî, Itti‘âz, III, 148-149). Qu’importe si le deuxième calife abbasside n’a jamais été calligraphe, l’enjeu de la compétition – qui est ailleurs – dicte à un souverain de toujours avoir le dernier mot sur ses sujets, l’un d’eux fût-il son ministre. On saisit là l’un des enjeux de la collection de livres.

 Un symbole de souveraineté

En quantité au moins, les Fatimides ont été des collectionneurs forcenés. Ils ont possédé des livres comme aucune autre dynastie musulmane avant eux. Leur palais a abrité non pas une, deux ou trois bibliothèques, mais quarante. Pour avoir une idée des quantités de livres qui y étaient accumulées, il suffit de rappeler que leur seul « Trésor de la sagesse » était constitué, en 1043, de 18 000 livres (Al-Qiftî, Târîkh al-Hukamâ’, 430). Six ans plus tôt, lors de la crise qui a secoué le califat d’al-Mustansir à son investiture, plus de 2 400 « clôtures du Coran » avaient disparu du palais. Comme Ces corans était divisés en « quarts » (rubû‘), ce sont quelque 10 000 volumes au moins qui avaient été pillés. Ils devaient coûter une fortune, car, en plus d’être couverts de brocart, ils étaient calligraphiés par des maîtres spécialisés en écriture proportionnée. On comprend que l’historien chiite du XIIe siècle Ibn Tayy, qui décrit la Bibliothèque fatimide comme une « merveille du monde », en soit allé à penser qu’ « il n’y a jamais eu dans aucun pays d’Islam une bibliothèque aussi grande ». Mais les chiffres qu’il donne sont ceux que la rumeur a colporté : « On dit qu’elle possédait 1 600 000 volumes » dont 100 000 étaient calligraphiés en écriture proportionnée (Al-Maqrîzî, Itti‘âdh, II, 331). C’est une exagération à laquelle a cru l’historien égyptien du XVe siècle al-Maqrîzî, qui constitue l’une des principales sources pour l’époque fatimide. Il en a voulu pour preuve les « 100 000 volumes » que le vizir de Saladin, al-Qâdî al-Fâdil (m. 596/1200), avait sortis du palais des Fatimides, avant de les placer dans la bibliothèque du collège qu’il a fait construire en 1184 (Eché, Les bibliothèques, p. 249). Ces cent mille volumes n’étaient qu’une partie du trésor. Car, ajoute al-Maqrîzî, le négociant en livres Ibn Suwar a mis dix ans pour vendre le reste. Sans trancher, il a évoqué une autre source qui fait baisser le nombre de volumes de la Bibliothèque fatimide à « 120 000 » (Al-Maqrizî, Khitat, I, 409). Il n’empêche que toutes les fois qu’il s’agit de livres fatimides, ce sont des chiffres qui défient toute mesure que l’historien égyptien d’époque mamelouke mentionne. Lorsque, par ordre du calife, le vizir al-Afdal est assassiné en 1121, ses biens sont recensés et transportés au palais. Parmi les trésors de celui qui, pendant vingt-sept ans, fut l’homme le plus puissant d’Égypte, il y avait sa bibliothèque forte de « 500 000 volumes » et d’autres objets de collection, comme cet encrier serti de pierres précieuses évalué à 12 000 dinars (Al-Maqrîzî, Itti‘âdh, II, 70).

Si beaucoup de livres étaient entrés ainsi dans la Bibliothèque fatimide, beaucoup aussi en étaient sortis, tout au long de sa tumultueuse histoire. Le 10 muharram de l’année 461/1068, alors que l’Égypte est en proie à la disette et qu’elle vit depuis trois ans la plus grave de ses crises économiques, financières et politiques, l’auteur anonyme du Livre des trésors a vu vingt-cinq chameaux chargés de livres déposer leurs palanques devant la maison du vizir Abû’l-Faraj le Maghrébin. En interrogeant l’un des chameliers sur la provenance de ces livres, il a appris qu’ils sortaient des « Trésors » du palais. Pour son entretien et celui de ses troupes, le vizir devait à l’État quelque 5 000 dinars. Mais la quantité de livres qu’il avait prise au calife fut évaluée par « un expert en livres » à 100 000 dinars ! Dans le climat de luttes féroces que se livrent les diverses factions au pouvoir, la bibliothèque du vizir est à son tour pillée peu de temps après. Au cours des années qui ont suivi, la Bibliothèque fatimide est de nouveau razziée par des soldats mal nourris et mal vêtus. Des livres d’une « très grande valeur » sont détruits, et le cuir de leur reliure transformé par une soldatesque livrée à elle-même en chaussures à ses pieds. Parfois, ils étaient brûlés parce que ceux qui les avaient volés les soupçonnaient de contenir « des paroles d’Orientaux contraires à leur doctrine ». Le reste transporté par bateau sur le Nil ou par mer, à partir d’Alexandrie, s’est noyé ou a quitté le pays, pour le Maghreb notamment. Sur les livres abandonnés à l’extérieur de la ville, de la poussière apportée par les vents s’était entassée. Le mélange de papier et de terre avait formé des monticules qui portent, « aujourd’hui encore », dit al-Maqrîzî, le nom de Collines des livres (Khitat, I, p. 408). Mais l’inépuisable Trésor fatimide des livres a continué de receler de formidables joyaux. En dépit de toutes les dépréciations survenues, le palais a continué d’abriter un nombre considérable d’ouvrages. Car les chefs de guerre et les soldats pillards ne se sont jamais servi que dans les « armoires extérieures » (al-khazâ’in al-barrâniyya). Durant ces années noires, l’intimité du calife n’a pas été violée. Aussi, les « armoires de l’intérieur » ont été épargnées. Il faut attendre que Saladin s’empare du pouvoir en Égypte pour les voir dispersés dans une opération vente qui n’a peut-être d’équivalent dans l’histoire que celle montée durant la Révolution française pour attenter à la Bibliothèque des rois de France (P. Riberette, Les bibliothèques françaises pendant le Révolution, Paris, 1970). Mais la bibliothèque des Fatimides est elle-même – au moins en partie – le produit de la rapine. En 1058, après avoir envahi Bagdad, les troupes fatimides ont pillé pendant plusieurs jours le palais abbasside d’où furent extraites de grandes quantités d’objets précieux et de livres ramenés au Caire comme autant de trophées de guerre (Al-Maqrîzî, Itti‘âdh, II, 253).

Pourquoi les Fatimides ont-ils accumulé dans leur palais une masse aussi colossale de livres, au point de faire de leur bibliothèque une institution mégalomaniaque ? C’est un geste de souveraineté qui est à l’origine de cette accumulation effrénée de livres. Á l’image des Abbassides, les Fatimides ont fait des livres un symbole de pouvoir. Mais dans leur mise en scène, ils sont allés plus loin que leurs cousins de Bagdad, en mettant en masse leurs livres à la disposition de leurs sujets. Pour la première fois en Islam, une bibliothèque de roi est scindée en deux parties. Tout en continuant de fonctionner comme une institution de cour, le Trésor des livres fatimide est devenu une institution publique. Cette dislocation, physiquement inscrite dans l’espace, s’est traduite par le transfert d’une partie des livres du palais – un espace partiellement fermé et inaccessible – à la cité où n’importe qui pouvait venir lire et consulter les livres du calife, sans même lui en demander permission.

Parce que sa bibliothèque était un symbole de sa souveraineté, le calife la visitait à cheval périodiquement. Il y venait à un double titre : en tant que souverain et en tant que lecteur. Chaque fois, sa visite était ritualisée, selon une étiquette bien réglée. Une place particulière lui était réservée à l’intérieur : c’était une banquette ou une estrade dont le « grand missionnaire » (dâ‘î al-du‘ât) – personnage politico-religieux important dans la hiérarchie fatimide – avait la charge. Lorsque le calife s’installait à la place qui lui était dévolue, le dignitaire lui apportait des livres à l’écriture proportionnée ou d’autres qu’il pouvait lui proposer. Si un livre intéressait le calife, il le prenait et le restituer à sa prochaine visite. De même qu’il pouvait quitter son siège pour aller lui-même chercher les livres qui l’intéressaient. Le geste est banal, mais il est celui de tout lecteur qui affectionne de déambuler entre les armoires de sa bibliothèque afin de laisser son regard glisser sur les ouvrages s’offrant à son regard. Exécuté par un souverain, ce geste prend une autre portée. Il institue le calife auteur du geste membre d’une « communauté de lecteurs » (R. Chartier), une communauté dont il est le fondateur. Dès lors qu’il se trouve sur la sorte de banquette ou d’estrade qui lui est réservée, le souverain change de rôle ; il se met en posture de régner sur un autre royaume – celui de ses livres. En tenant l’un d’eux entre ses mains, il mime son attachement à un modèle de souveraineté fondé sur la concentration du pouvoir et du savoir. Son but est en effet d’établir symboliquement et rituellement une relation spéculaire entre son royaume et sa bibliothèque. Il est en temps de paix, l’ordre des livres doit pouvoir lui renvoyer en abîme l’harmonie qui règne dans le royaume. Car, en temps de crise, c’est l’image du désordre et de la dysharmonie qui lui est projetée à la face.

Combien de livres renfermait la Bibliothèque dite de l’Hôpital, la seule que le calife allait visiter à cheval ? 200 000 volumes portant sur toutes les sortes de sciences : du droit au hadith, de la grammaire à la philologie, de l’histoire aux « biographies des rois » (siyar al-mulûk), de l’astronomie à l’astrologie, de l’occultisme (rûhâniyyât) à l’alchimie, de la philosophie à la médecine. Pris dans cette bibliothèque, les livres constituant le fonds de la Maison de la science étaient de même nature, sans que l’usage soit cependant le même. Tandis que le fonctionnement de la bibliothèque du roi est « introverti », celui de la Maison de la science est « extraverti », alors même que les deux institutions sont installées dans le complexe palatial. En soumettant une partie de leurs livres à un régime différent de celui auquel était soumise l’autre partie, les Fatimides ont résolu à leur façon le tiraillement auquel ils étaient soumis entre cacher leurs trésors de livres et les montrer.

HOUARI TOUATI

 Bibliographie

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Pedersen (J.), The Arabic book, trad. Geoffrey French, avec une introd. de Robert Hillenbrand, Princeton UP, 1984.
Touati (H.), L’armoire à sagesse. Bibliothèques et collections en Islam, Paris, 2003.


Pour citer :
Houari Touati, « Dar al-‘ilm : la Maison de la science fatimide », in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, printemps 2014, URL = http://www.encyclopedie-humanisme.com/?Dar-al-ilm.